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2 juillet 2018 1 02 /07 /juillet /2018 01:01

Henri Louis Eugène Seneuze naît le 3 février 1862 à Paris (15e arr.). Ses parents sont Jenny Françoise Chenue et son époux Édouard Jean Baptiste Antoine Seneuze, employé.

Prêtre du diocèse de Paris, il est d’abord vicaire à Noisy-le-Sec (Seine, act. Seine-Saint-Denis) puis est nommé en 1890 vicaire à Saint-Nicolas des Champs à Paris (3e arr.). En 1900, il devient vicaire à Saint-François-Xavier à Paris (7e arr.). Avec d’autres prêtes de la paroisse, il fera des voyages à Merquel, lieudit de la commune de Mesquer (Loire-Inférieure, act. Loire-Atlantique) sur la presqu’île de Guérande. Il contribue à y créer la colonie Saint-Clément qui permit à de nombreux enfants de la paroisse Saint-François-Xavier de découvrir la mer. En 1926, il écrit un court livre : Merquel et ses environs.

Seneuze est nommé en août 1908 premier vicaire de la paroisse Saint-Charles-Borromée de Joinville-le-Pont (Seine, act. Val-de-Marne), et administrateur de la chapelle Sainte-Anne de Polangis. Construite en 1906 par l’abbé Lassier, elle était baptisée « chapelle des usines » parce qu’elle jouxtait les établissements Pathé-Natan. Implantée avenue Oudinot, dans le nouveau quartier de Polangis, elle dessert aussi celui de Palissy, également sur la rive gauche de la Marne. L'abbé Seneuze fait agrandir l’édifice qui, construit après 1905, n’appartient pas à la ville, en lui adjoignant deux collatéraux.

Pendant les inondations de la Marne, de janvier à mars 1910, qui voient les deux-tiers du quartier de Polangis et une partie de celui de Palissy sous les eaux, l’abbé Seneuze a logé une quinzaine de personnes ruinées. Le rédacteur anticlérical du journal radical Voix des communes Louis Rey, également conseiller municipal, qui avait omis de le citer parmi les personnes mobilisées pour aider pendant l’inondation, s’en excuse publiquement.

Après le départ de l'abbé Lassier en mai 1910, Sainte-Anne de Polangis est érigée en église paroissiale en juin de la même année, avec un territoire groupant environ 10 000 habitants à Joinville et dans quelques rues voisines de Champigny.

L’abbé Seneuze cède sa cure en novembre 1921 à l'abbé Simonard pour devenir aumônier des Sœurs Sainte-Marie de la Famille, rue Blomet dans son quartier natal de Paris (15e arr.).

Henri Seneuze meurt le 26 novembre 1938 à Paris (15e arr.). Il résidait rue de l’Abbé-Groult et était âgé de 76 ans.

 

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27 juin 2018 3 27 /06 /juin /2018 01:01

François Alphred Roustan naît le 30 juin 1838 à Toulon, Var ; il utilisera ensuite la graphie Alfred. Il est le fils de Marie Françoise Julie Talon et de Joseph Marius Roustan, charpentier. Peut-être descendre de Marie et du charpentier Joseph le prédestina-t-il à devenir prêtre.

Son père, qui entre dans la marine royale en 1841, sera fait chevalier de la Légion d’honneur en 1875, comme maître charpentier et sous-officier. Ses parents s’installent à Paris ensuite.

Prêtre dans la diocèse de Paris, l’abbé Roustan est deuxième aumônier de l'hôpital Saint-Louis, rue Bichat, en 1875. Il est aumônier de l'hôpital Laënnec, rue de Sèvres en 1880. En même temps, il participe à la création de la congrégation de la Sainte-Maison de Lorette (province d’Ancône, Marches, Italie), lieu supposé de la naissance de la vierge Marie. L’abbé Roustan est le procureur de la congrégation universelle pour la France.

En août 1886, Alfred Roustan prend la succession d’Ernest Jouin comme curé de Joinville-le-Pont (Seine, act. Val-de-Marne). Ce dernier, essayiste attaquant vivement la franc-maçonnerie, était en conflit ouvert avec la municipalité, majoritairement de tendance radicale-socialiste. Sa réputation fait réagir, dans l’hebdomadaire radical Voix des communes, Gringoire, pseudonyme d’Henry Vaudémont, lui-même franc-maçon et anticlérical militant : « M. l’abbé Roustan (Alfred François) est nommé desservant de la paroisse de Joinville-le-Pont, en remplacement de M. Jouin, appelé à d’autres fonctions. (...) Cette nouvelle, mon cher Gringoire, ne vous réjouira pas ; le nouveau curé est, dit-on, des bons, donc il est de plus mauvais. Vous en jugerez à l’essai. L’abbé Jouin a fait des libres-penseurs des gens qui n’y pensaient guère ; celui-ci va-t-il les ramener au bercail ? Non, non. Le troupeau des dévots est dispersé et le nouveau curé ne le réunira plus ». Cependant, devenu conseiller municipal, Vaudémont apprécia de recevoir, en janvier 1891, les vœux de l’abbé : « À la bonne heure, au moins voilà un curé qui ne se juge pas d’essence supérieure et dégagé de toute politesse envers les simples conseillers municipaux ».

L’abbé Roustan s’attache à maintenir à Joinville la communauté des sœurs Servantes des pauvres qu’avait fait venir l’abbé Jouin. Après le rappel de l’une d’elle à la Maison-Mère à Angers, il se plaint : « Ma paroisse est en souffrance, l'œuvre des enfants est complètement tombée; plus de jeunes filles, le dimanche à la messe, ni aux autres offices; c'est la mort et la solitude dans mon église ! » Quand elle revient, il remercie le fondateur de l’œuvre, Dom Leduc : « Sans elles, le pauvre curé ne ferait pas grand'chose ; elles connaissent le pays et elles sont connues avantageusement de la population; elles ont l'expérience et la prudence nécessaires et sont animées de l'esprit de notre divin Sauveur. Avec elles, nous continuerons à faire le bien. »

L'explosion de l'usine du Bi-Métal à Joinville, en février 1895, a fait trois victimes, plusieurs blessés et a mis les ouvriers en chômage. Une foule importante participe aux obsèques célébrées dans l'église paroissiale par l’abbé Roustan, qui annonce que le cardinal Richard avait envoyé un secours pour les ouvriers sans travail.

L’abbé Roustan participe à plusieurs reprises, notamment en 1891 et 1895, au pèlerinage de Notre-Dame de Pellevoisin (Indre), lieu d'apparitions mariales et de la guérison d’Estelle Faguette en 1876. Il va créer un autel au sein de l’église paroissiale Saint-Charles-Borromée de Joinville consacré à Notre-Dame de Pellevoisin (Notre-Dame de Miséricorde), qui deviendra lui-même un lieu de pèlerinage. Le pèlerinage à Joinville se tient lors de la fête du Rosaire, le premier dimanche d’octobre, et est attesté entre 1895 et 1905.

Lors de la première cérémonie, en octobre 1895, l'abbé Roustan accueillait deux amis personnels titulaires d’un siège épiscopal, Charles Theuret (1822-1901), évêque de Monaco et Félix Biet (1838-1901), vicaire apostolique du Tibet (Chine). Le quotidien catholique conservateur L’Univers la fête, et mentionne un lien fait par le R. P. Mathieu, de l'Oratoire, et le Rosaire qui, pour lui, « doit être l'âme de la croisade cette fois pacifique, contre ces francs-maçons qui prétendent se rattacher aux Albigeois par les Templiers et les rose-croix. »

Le quotidien relève : « à Joinville, les processions ne peuvent sortir. Cependant M. l'abbé Roustan en avait organisé une dans le jardin avoisinant l'église, où l'on put déployer les magnifiques bannières dont il a doté son église. Devant les grilles du jardin, il y avait une foule d'habitants qui regardaient; bien peu sont chrétiens, et cependant tous se découvraient devant la procession. Quand j'ai témoigné à M. l'abbé Roustan mon étonnement de voir tant de respect dans cette banlieue, que l'on dépeint volontiers si mauvaise, il m'a dit que la population était généralement bien disposée, sinon chrétienne. Elle est très démocrate, c'est vrai : mais est-ce un empêchement à la religion? »

La société des Avocats de Saint-Pierre, dont la branche française a été fondée en France par Pierre Lautier en 1885, était une œuvre catholique internationale formée pour défendre les intérêts de la papauté. En 1898, elle compte en France environ 10 000 membres et Alfred Roustan en est le secrétaire général. Félix Biet, vicaire apostolique du Tibet, participait fréquemment aux cérémonies. Les Avocats de Saint-Pierre seront suspendus en France en 1905, leur président étant accusé de trafic de médailles.

À titre honorifique, Alfred Roustan était chanoine de Lorette et de Monaco. Il meurt le 1er mars 1904 à Joinville, âgé de 65 ans.

Par un testament du 5 février 1900, l’abbé Roustan avait fait un legs de 500 francs pour les pauvres, qui est géré par le Bureau de bienfaisance de la commune et fait que son nom est mentionné sur la plaque des douze bienfaiteurs de la commune, apposée lors de l’inauguration de l’extension de la mairie en octobre 1911. Dans le même document, il a légué 1 000 francs à l'église du Sacré-Cœur de Montmartre ; l’église étant devenue, en avril 1908, la propriété de la Ville de Paris, c’est elle qui reçoit ce don en 1913.

 

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25 juin 2018 1 25 /06 /juin /2018 01:01

Séverine, pseudonyme de Caroline Rémy (1855-1929), fut une femme libre, la première à diriger un quotidien, le Cri du Peuple. Amie de l’écrivain communard Jules Vallès, féministe ; fondatrice de la Ligue des droits de l’Homme, pacifiste, suffragette, communiste… On la retrouve dans bien des combats, souvent d’ailleurs là où on ne l’attend pas.

C’était le cas ce 4 août 1892. Elle était à Rome, de son propre chef, et elle va, au culot, interroger le pape Léon XIII sur l’antisémitisme et les Juifs. Et c’est au quotidien conservateur Le Figaro qu’elle propose son article !

Les paroles du chef de l’Église catholique ont la condescendance d’une institution sûre de son pouvoir, mais la netteté du refus d’un racisme que bien des chrétiens de l’époque encouragent. La fraîcheur de la journaliste libertaire fait plaisir à lire, même si son hostilité aux riches est quelque peu ambigüe.

Je reproduis ici cet ancien article du Figaro parce qu’il témoigne d’une époque où on avait à cœur « d’écouter entre les paroles ». Et aussi parce que j’aime bien cette Séverine, qui faisait ce qui lui plaisait, « pour l'amour de l'art ! »

Le Figaro 1892/08/04.

Le pape et interview de Léon XIII.

Séverine est en ce moment à Rome où elle est allée, pour le Figaro, demander à S. S. Léon XIII ce qu'il fallait penser de la question antisémitique. Cette idée, qui nous a séduit par son originalité, et pour le développement de laquelle nous avons laissé, bien entendu, toute liberté à son auteur, nous a valu la très curieuse page que voici sur le Souverain Pontife et le Vatican, avec des déclarations papales du plus haut intérêt.

Par dépêche, Rome, 3 août 1892.

Alors que l'Antisémitisme fait état d'orthodoxie, tend à se présenter, sinon comme une inspiration de l'Église, du moins comme son émanation, il m'a semblé d'un puissant intérêt d'aller voir, à ce propos, le chef, suprême de l'Église, celui qui lie et délie, le pilote incontesté des consciences catholiques.

Je n'ai pas été demander au Saint- Père de se prononcer - la situation politique du Pape l'éloigne, et cela se conçoit, de tout débat où son veto n'est pas immédiatement nécessaire, de toute intervention susceptible de soulever des discussions, des polémiques, d'émouvoir l'irritabilité de telle ou telle puissance, de tel ou tel parti, en dehors des questions strictement techniques, traitant des points de dogme ou des intérêts de la foi.

En un mot, je ne me suis pas attachée à connaître ce que Léon XIII désapprouve... seulement, ce qu'il n'approuve pas !

Voici, au premier abord, une casuistique qui m'est peu familière ; ma netteté s'accommodant mal, d'habitude, de si subtiles distinctions - mais cela se gagne, en Cour de Rome !

Tout ici procède par demi-teintes, par gradations de nuances à peine indiquées, et dépassant rarement le médium sur l'échelle ascendante, vers l'accentuation. De même qu'au Vatican, dans la pénombre des salles, chacun marche sourd, chacun parle étouffé, de même, aussi, chacun y pense tout bas. Les pas s'y raccourcissent et l'initiative y replie ses ailes, volontairement, s'astreignant à évoluer dans le cadre étroit du domaine ecclésiastique.

De là, l'éclat retentissant, l'extraordinaire envolée, lors de chaque exception à cette règle, de chaque rupture de cette réserve, de chaque acte décisif - il est fait d'élans refoulés, d'essors contenus.

Il faut donc lire entre les lignes, écouter entre les paroles...

J'aurais honte, je considérerais comme indigne et déloyal de prêter au Saint-Père un seul mot qui ne soit rigoureusement exact, ni même d'amplifier ce qu'il lui a plu de me répondre. Or, si, pas une fois, il n'a dit : « Je blâme », dix fois en une heure, il a dit : « Je n'approuve pas. »

Je laisse aux catholiques le soin de tirer de cette attitude telle conclusion qui leur plaira.

Pour ma part, en dehors, en dépit de mes opinions - peut-être justement à cause d'elles - j'ai le respect de toute chose grande, même si elle va à rencontre du mien idéal, ou si elle en diffère par quelque point; Et je préférerais perdre les meilleurs arguments du monde qu'ajouter une affliction à celles de ce roi sans trône, de ce vieillard si touchant et si auguste, ignorant de l'anathème, ne levant la dextre que pour bénir, pour absoudre, pour épandre l'indulgence divine sur toutes les créatures - quelle que soit leur race, quelle que soit leur religion !

Ici, une brève parenthèse, oiseuse, semblera-t-il à ceux qui me connaissent, mais que je tiens quand même à faire, prévoyant, sans trop de perspicacité, de quelle nature sera la riposte antisémite et, d'après la calomnie d'hier, la calomnie de demain.

Quoique, d'après certains sectaires, j'appartienne à la « presse vile » ; quoique je sois - cela est bien connu ! - « stipendiée » par la rue Laffitte, j'aurai le cynisme de déclarer que j'ai entrepris ceci de mon seul mouvement. Je n'ai pas écrit cet article « sur commande », je l'ai proposé de moi-même, parce que j'ai parfois des idées que personne ne m'inspire et que je mets à exécution parce que cela me plaît pour l'amour de l'art !

Je me suis offert ce luxe inouï de faire œuvre de miséricorde envers les juifs, sans me faire payer – la précision du terme ne m'effraie pas – par les israélites.... mon socialisme ne s'attardant point aux questions de croyance ou d'origine, ne reconnaissant d'autre ennemi que l'Accapareur, youtre ou goym ! Il est le voleur des pauvres... cela me suffit.

Et TOUS les pauvres sont miens : lamentables Hébreux errant dans le steppe, traversant l'Europe à pied, tirant, comme des bêtes de somme, sur le licol des charrettes où sont entassés leurs malades, leurs vieillards, leurs enfants, quelques nippes échappées au désastre ; et s'abattant, exténués, dans la cour du grand-rabbin, à Paris, fourbus de fatigue, chancelants d'inanition - misérables spoliés par les financiers catholiques de là-bas, comme sont spoliés, ici, par leurs coreligionnaires richissimes, les paysans et les travailleurs de la chrétienté !

Que vient-on parler de guerre de races, de guerre de religion?...

- J’ai faim!... dit le pauvre.

Et un écho brisé, distendu, hautain cependant, répond, du Vatican :

- Tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce appartiennent, en commun et indistinctement, à tout le genre humain! (Encyclique du 15 mai 1891, ch. III.)

Je suis arrivée ici sans recommandation, sans appui; je n'ai d'autre alliée que ma volonté tenace et une lettre d'un camarade pour un haut dignitaire du Saint-Siège.

Mais je crois à ce magnétisme qui s'exerce à travers la distance et le temps, qui abrège l'une, supprime l'autre; à l'influence de ce vouloir ardent dont s'imprègne l'atmosphère entre le but et l'effort; qui rapproche l'un de l'autre, fatalement, sans qu'on ait rien à faire qu'hypnotiser son rêve...

Et me voici assise dans l'une des salles du Vatican, perdue dans la pièce immense, toute semblable, avec ma robe noire, mon voile noir, l'absence du plus humble bijou, et mes mains dégantées, à toutes les dévotes qui viennent seulement satisfaire leur pieuse curiosité.

Leur cœur, certes, ne bat pas plus fort que le mien - et Dieu sait, pourtant, ce que celui-ci demeurerait calme si les hasards du métier me menaient dans le palais de n'importe quel monarque. Je sais ce que valent les sceptres et ce que pèsent les couronnes, sous le poing lourd de la foule ou le doigt léger du destin !

Mais le Pape !... Tous les souvenirs de ma pieuse petite enfance se lèvent comme un vol de moineaux dans les herbes d'un cimetière. Hier, n'ai-je pas dit à l'ecclésiastique qui m'expliquait le cérémonial du triple salut (un à la porte; un au milieu de la salle, un devant le fauteuil du Saint-Père) : « Gomme au mois de Marie, alors? » me rappelant le temps où j'étais de garde dans la chapelle, chargée du renouvellement des fleurs et fomentant des révoltes - déjà ! - entre deux Ave.

Il m'a regardée, surpris gaiement, puis avec une inclinaison de tête indulgente : « Oui; comme au mois de Marie! »

C'est ma grande peur de commettre quelque impair ; non que j'y apporte ombre d'amour-propre, ne me taxant aucunement d'être ferrée sur l'étiquette, mais parce que toute négligence pourrait passer - de ma part - pour une affectation blessante et de goût odieux. Aussi, je me répète à moi-même les formules, comme les répons du catéchisme avant la récitation... autrefois!

Que c'est immense, ce Vatican, pour arriver à atteindre la partie restreinte où le Pape vit confiné ! Que c'est haut, surtout! Il faut gravir le perron d'entrée, longer la galerie monumentale où devisent les gardes suisses, vêtus encore comme les reîtres de Jules II; monter l'escalier de marbre - trois étages qui en valent bien six - franchir le Gortile San-Damaso; regrimper trois autres étages, également de valeur double; et traverser des salles en si grand nombre que la tête vous tourne et qu'on finit par ne plus distinguer rien !

J'ai entrevu seulement, au passage, sur une merveilleuse tapisserie, le Christ accueillant la pécheresse blottie à ses pieds, y cherchant refuge contre la cruauté humaine...

Tout à coup, dans cette solitude et ce silence, un coup de canon, discordant comme une fausse note. Il apprend aux Romains qu'il est midi. Et voici que lui répondent, trottinant les unes après les autres comme des vieilles femmes courant à la messe, toutes les pendules de l'antique palais. Il en est de vives et de lentes, d'alertes et de fatiguées ; des petites au timbre aigu, des grosses à voix de contralto. C'est un carillon familier et d'une grâce ingénue.

Un glissement de semelles sur le pavé de marbre luisant comme s'il était mouillé ; un murmure de syllabes à peine distinctes, en cet idiome déjà si mélodieux; une soutane qui s'incline et attend, puis marche devant, se prosterne au seuil d'une pièce voisine, s'efface, semble disparaître dans le mur...

C'est mon tour d'audience.

J'entre, m'incline trois fois ; une main prend la mienne, me relève doucement :

« - Asseyez-vous, ma fille, et soyez la bienvenue...»

Très pâle, très droit, très mince, à peine accessible au regard, tant il reste peu de matière terrestre en cette gaine de drap blanc, le Saint-Père siège, au fond de la pièce, dans un vaste fauteuil adossé à une console que surmonte un Christ douloureux.

La lumière, venant de face, tombe d'aplomb sur cet admirable visage de prélat latin, en fait ressortir les méplats, les finesses de modelé, la structure « primitive », au sens pictural du mot, vivifiée, animée, galvanisée pour ainsi dire par une âme si juvénile, si vibrante, si combative pour le bien, si compréhensive des misères morales, si pitoyable aux détresses physiques, que le regard étonne, semble une aube miraculeuse surmontant un déclin de jour..

L'incomparable portrait de Chartran peut seul donner idée de cette acuité de vision. Mais encore est-il d'un éclat un peu bien somptueux, et toute la pourpre qui flamboie derrière la soutane neigeuse met-elle aux joues un reflet, aux prunelles une étincelle qui s'adoucissent dans la réalité.

Pour rendre mon impression, je dirai que j'ai trouvé le Pape « plus blanc » ; d'un rayonnement plus intime et plus émouvant ; moins souverain, davantage apôtre - presque aïeul !

Une bonté attendrie, timide, semblerait-il, est tapie dans la moue des lèvres, se dénonce seulement dans le sourire. Et, en même temps, le nez long, solide, révèle la volonté, une volonté inflexible - qui sait attendre !

Léon XIII ressemble aux modèles du Pérugin et à tous ces portraits de donateurs qu'on voit dans les tableaux de sainteté, sur les vitraux des antiques cathédrales, agenouillés, de profil, en leurs habits de laine, les doigts allongés et humblement rejoints, parmi les apothéoses, les Nativités, le triomphe des saints et la gloire de Dieu.

Il me paraît aussi incarner les armes de sa maison, le blason des Pecci, avec sa taille aussi svelte, aussi altière que le pin qui se silhouette en i sur le ciel bleu, et, entre ses paupières, cette clarté d'étoile matutinale et précurseuse d'aurore qui tremble à la cime du grand arbre héraldique!  

Mais ce qui, presque autant que le visage, attire et retient l'attention, ce sont les mains; des mains longues, fines, diaphanes, d'une pureté de dessin incomparable; des mains qui semblent, avec leurs ongles d'agate, des ex-voto d'un ivoire très précieux, sortis pour quelque fête de leur écrin.

La voix est comme lointaine, exilée par l'usage de la prière, plus accoutumée à monter vers le ciel qu'à descendre vers nous. Et, pourtant, dans la causerie, elle revient, avec, de-ci, de-là, un ressouvenir d'intonation majeure qui en coupe la mélopée grégorienne.

Puis un rien, une habitude du terroir donne aux propos tenus une saveur particulière, les épices de nationalité. Alors que le pontife s'exprime très correctement, très élégamment en français, à toute minute l'exclamation italienne par excellence : « Ecco ! » (Voilà !) Revient, fait claquer ses deux syllabes, comme un léger coup de fouet qui active ou dé- tourne la conversation.

Et les mots, dociles, prennent le galop, bifurquent, mènent où il plaît au Saint-Père d'aller.

Je le suis respectueusement, notant au passage, de mémoire, les réponses qu'il veut bien me faire, les provoquant d'une brève interrogation lorsque je le puis; remarquant combien sa- pensée, d'essence toujours évangélique, revêt volontiers le peplum latin, se traduit en périodes cadencées, harmonieuses, révélant le délicat et docte lettré.

Comme j'ai parlé de Jésus pardonnant à ses bourreaux, alléguant leur ignorance pour excuse à leur férocité; comme j'ai demandé si, avant toute chose, il n'était pas du devoir chrétien d'imiter son exemple :

« - Le Christ, dit Léon XIII, a versé son sang pour tous les hommes, sans exception ; et même de préférence pour ceux qui, ne croyant pas en lui, s'obstinant dans cette méconnaissance, avaient le plus besoin d'être rachetés. Envers ceux-là, il a laissé une mission à son Église : les ramener à la vérité... »

- Par la persuasion ou la persécution, Saint-Père ?

« - Par la persuasion! répond avec vivacité le Pontife. La tâche de l'Église est, n'est que douceur et fraternité. C'est l'erreur qu'elle doit atteindre, s'efforcer d'abattre; mais toute violence envers les personnes est contraire à la volonté de Dieu, à ses enseignements, au caractère dont je suis revêtu au pouvoir dont je dispose. »

- Alors, la guerre de religion?

« - Ces deux mots-la ne vont pas ensemble! »

Et la main qui porte l'anneau épiscopal a fait un geste impératif.

- Reste, Saint-Père, la guerre de races...

« - Quelles races? Toutes sont issues d'Adam, que créa Dieu. Que les individus, suivant les latitudes, aient un teint différent, un aspect dissemblable, qu'importe cela, puisque leurs âmes sont de même essence, pétries du même rayon ? Si nous envoyons des missionnaires chez les infidèles, chez les hérétiques, chez les sauvages, c'est parce que tous les humains, tous, vous entendez bien, sont des créatures de Dieu ! Il y a celles qui ont le bonheur d'avoir la foi et celles auxquelles nous avons le devoir de la donner, voilà tout ! Elles sont égales devant le Seigneur, puisque leur existence est l'œuvre de sa commune volonté. »

Puis le Pontife ajoute :

« - Même quand le Ghetto existait à Rome, nos prêtres le sillonnaient en tous sens, causant avec les israélites, s'appliquant à connaître leurs besoins, soignant leurs malades, s'efforçant de leur inspirer assez confiance pour parvenir à discuter les textes, à les convertir, enfin 1 »

- Et quand la populace voulait massacrer les juifs ?

« - Les juifs se mettaient sous la protection du Pape... et le Pape étendait sur eux sa protection ! »

***

« Seulement, reprend le Saint-Père, si l'Église est une mère indulgente, aux bras toujours ouverts, pour ceux qui lui arrivent comme pour ceux qui lui reviennent, il ne s'ensuit pas que les impies qui se refusent à elle doivent être ses préférés. Elle est sans colère contre eux, ils sont sa douleur, sa plaie, mais elle garde ses prédilections pour les fidèles qui la consolent, qui lui sont des fils pieux et fervents. Enfin, si l'Église a mission de défendre les faibles, elle a mission aussi de se défendre elle-même contre toute tentative d'oppression. Et voici qu'après tant d'autres fléaux, le règne de l'argent est venu... »

Le successeur de saint Pierre raidit plus encore son torse droit et, le regard soudainement dur :

« - On veut vaincre l'Église et dominer le peuple par l'argent ! Ni l'Église ni le peuple ne se laisseront faire! »

- Alors, Saint-Père, les grands Juifs ? Sous le voile des paupières, la lueur a disparu. Et, décolorée soudain, la voix répond :

« - Je suis avec les petits, les humbles, les dépossédés, ceux que Notre-Seigneur aima...»

Je comprends que c'en est fini sur ce sujet, et n'insiste pas. D'ailleurs, maintenant, Léon XIII parle de la France, de la tendresse profonde qu'il lui porte, de son désir de la voir prospère sous quel- que gouvernement qu'elle ait choisi.

Et brusquement, sans préparation, avec une malice apparue soudain aux angles de sa bouche, aux coins de ses yeux :

« - Et chez vous, que pense-t-on du Pape? Est-on content de lui?»

- Saint-Père...

C'est que je ne sais quoi répondre, en vérité. Il voit mon embarras, et avec bonhomie frottant ses longues mains pâles :

« - Allez, allez ! N'ayez pas peur I »

Je rassemble mon courage i

- Saint-Père, voulez-vous me permettre d'employer envers vous un terme très hardi?

« Allez, allez ! »

- Eh bien ! si les monarchistes en veulent au Pape, les républicains de gouvernement l'exècrent... il est la concurrence !

Un tout petit rire, tout voilé, tout discret, accueille le mot.

« - Et les socialistes? »

- Pour les socialistes de gouvernement, les états-majors, encore la concurrence !

« - Et le peuple ? »

- Le peuple? Jamais je ne me permets de parler en son nom. Il est plutôt indécis, je crois, vaguement méfiant... il a tant été trompé ! Mais tout de même, ça l'étonne, un Pape qui s'occupe de lui... et qui soumet les cardinaux 1

Les longues mains pâles accentuent leur geste satisfait. Et, souriant :

« - Je ne veux pourtant pas être roi de France ! {sic). »

Maintenant, sans que j'ose l'interrompre, la grêle voix, seule, troue le silence:

« - Quand donc comprendront-ils, tous, que l'Église ne veut pas, n'a pas à faire de politique, qu'elle entend y demeurer étrangère, s'en tenir résolument écartée? Mon Maître a dit : Mon » royaume n'est pas de ce monde. Donc, le mien non plus ! J'aspire à la domination des âmes, parce que je veux leur salut, parce que je souhaite le règne de la fraternité entre les hommes, l'oubli des discordes, l'avènement de la sainte paix, de la sainte pitié ! Mais rien que cela, cela seulement ! »

Le haut vieillard est presque debout, et ses yeux, plus lumineux encore, s'ourlent d'une brume.

Il s'est tu. Alors, très vite, presque bas, contente que j'ai été d'entendre bien parler de la France, dans cette ville toute pleine officiellement d'autres tendances :

- Saint-Père, vous savez, cet abbé Jacot, ce renégat, cet Alsacien-Lorrain qui prêche aux nôtres de là-bas l'oubli de la mère-patrie, il se vante d'être l'interprète de vos commandements? Est-ce vrai ? Approuvez-vous son acte ?

« -Je le déplore... répond gravement le pontife. J'aime la France. C'est vers elle que mes yeux se tournent toujours quand ma voix s'élève du fond de ces chambres où j'erre depuis quinze ans... sans jamais sortir ! »

Sans jamais sortir! A-t-il répété mélancoliquement, ce captif sans paille ni cachot, prisonnier de sa seule dignité, mais plus entravé par ces invisibles liens que par les lourdes chaînes de fer.

Je m'incline pour prendre congé ; la longue main pâle se pose doucement sur mon front :

« - Allez, ma fille, et que Dieu vous garde !... »

Séverine.

 

 

Séverine (Louis Welden Hawkins)

 

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15 juin 2018 5 15 /06 /juin /2018 01:01

Fin de la biographie de Georges Moreau

À côté de ses travaux d’écrivain, l'abbé Moreau ne négligeait pas les contacts avec la presse ni même les grands évènements intellectuels, si ce n’est mondains. Ainsi, en décembre 1895, il participe à la réception à l’Académie française de l’historien critique d'art et critique littéraire Henry Houssaye (1848-1911). Un mois plus tard, il est de nouveau à l’Académie française qui reçoit cette fois l’écrivain et critique dramatique Jules Lemaître (1853-1914).

Les talents de parole de Georges Moreau sont appréciés ; il est mobilisé pour le carême en 1895 à l’église Saint-Vincent-de-Paul ou pour Pâques en 1896 à Saint-Laurent. Le 4 mars 1895, le quotidien Le Matin commente ainsi : « L'abbé Moreau est encore un prédicateur de second plan, quoique, à tous les égards, il devrait être au premier plan. Il écrit beaucoup et bien, il parle mieux encore. Ses confrères l'ont depuis longtemps rangé parmi les épiscopables. On l'a trouvé autrefois trop libéral, on le trouve aujourd'hui trop ultramontain. Interrogé, il répond simplement : Je suis prêtre et rien que prêtre. »

C’est l'abbé Moreau que va rencontrer Le Matin quand il veut, en août 1892, avoir des commentaires sur une bien curieuse aventure de presse : l’interview du pape Léon XIII par l’écrivaine libertaire et féministe Séverine (alias Caroline Rémy, 1855-1929), parue dans Le Figaro le 4 août 1892. La présence de la suffragette et amie de Jules Vallès dans le quotidien conservateur est déjà surprenante ; le thème de son entretien aussi : l'antisémitisme.

Séverine, interrogeant le pape sur la guerre de races s’entendait répondre : « - Quelles races? Toutes sont issues d'Adam, que créa Dieu. Que les individus, suivant les latitudes, aient un teint différent, un aspect dissemblable, qu'importe cela, puisque leurs âmes sont de même essence, pétries du même rayon ? »

Et quand elle demande ce qu’il pense des « grands Juifs », sous-entendu ceux qui ont de l’argent, Léon XIII lui expliquait : « Je suis avec les petits, les humbles, les dépossédés, ceux que Notre-Seigneur aima. »

Georges Moreau affiche également son refus de l’antisémitisme, parfois avec des arguments tordant quelque peu ce que nous connaissons aujourd’hui de la réalité historique. Il classe Léon XIII dans « la lignée des grands papes », assurant que « L'Église, par l'organe des papes, n'a pas cessé de couvrir de son égide les juifs traqués et pourchassés. »

Confirmant ses opinions républicaines, Moreau n’hésite pas à invoquer le témoignage de l’abbé Grégoire, prêtre constitutionnel, parlant au nom des juifs à la barre de l'Assemblée nationale : « Les États du pape furent toujours leur paradis terrestre (…) tandis que l'Europe les massacrait. »

Le dernier livre imprimé connu de Georges Moreau est un discours qu’il tient, à Compiègne 17 juillet 1894 pour le centenaire de la mort sous l’échafaud de seize carmélites de la ville.

Il va mener un combat, en 1895, au nom de l’orthodoxie de la pensée catholique, qui lui vaudra pas mal de critiques. Recevant chez lui, à l’automne 1895, un journaliste du Matin, il parle du projet de congrès universel des religions, projeté pour 1900 à Paris et qui se tiendra finalement en Suisse. Il se dit « séduit » par l’idée de voir ensemble « toutes les sectes protestantes, juives, orientales ou autres », qu'on y invite « les musulmans et les païens, les pasteurs, les rabbins, les popes, les muphtis et les bonzes ». Mais il est catégorique : « Seule, la religion catholique n'y a pas de place, cette place fût-elle la place d'honneur. »

Son argument est définitif : « La tolérance, en matière de dogme, est une hérésie. L'église catholique (…) n'a rien à apprendre, rien à recueillir d'aucune secte ». Il veut donc se tenir à l’écart de cette « foire aux religions. »

Le quotidien culturel Gil-Blas, d’habitude mieux disposé à son égard, verra dans l’attitude de l'abbé Moreau celle d’un prêtre « encore moyen-âge ». Le littérateur spiritualiste et futur sénateur radical-socialiste de la Guadeloupe, Henry Bérenger (1867-1952), voit dans les propos de Moreau « la démonstration qu'aucune œuvre intellectuelle ou sociale ne peut-être entreprise avec le concours d'une Église qui se déclare elle-même intolérante, exclusive et dépositaire de la seule vérité ». Il en tire la conclusion que « Étant allés au clergé sans parti-pris, nous en sommes revenus nettement anticléricaux. C'est là un progrès négatif, mais c'est tout de même un progrès. »

En juillet 1896, Moreau retrouve une aumônerie, celle des religieuses du Très-Saint-Sauveur de la rue Bizet à Paris. Il cesse d’écrire pour les Annales catholiques.

L’abbé Georges Pierre Moreau meurt le 22 juillet 1897 à Marquette-lez-Lille (Nord). Il résidait route d’Ypres mais sa domiciliation restait toujours à Paris. La déclaration de sa mort est faite par des voisins qui ne savent pas signer. La raison de son séjour n’est pas connue. Les obsèques de l'abbé Moreau sont célébrées à l’église Saint-François-Xavier de Paris. Georges Moreau était âgé de 54 ans.

Léon XIII

 

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13 juin 2018 3 13 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Après L'Hypnotisme, dernier livre important qu’il édite en 1891, Georges Moreau ne cesse pas d’écrire. Au contraire, il va produire une grande quantité d’articles, dont au moins 104 sont inclus, sous sa signature, dans l’austère revue religieuse hebdomadaire Annales catholiques, dirigée par Paul Chantrel (1853-1928).

La revue avait déjà accueilli, en 1885, la Lettre au journal le Monde dans laquelle l’abbé Moreau affirmait sa stricte obéissance envers la doctrine catholique.

Les textes de Georges Moreau portent sur des questions morales, sociales, théologiques et doctrinales. On y trouve des essais importants et des comptes-rendus de lectures plus brefs. Le total fait plus de 770 pages. Pendant quatre années, entre 1891 et 1894, les textes de l’abbé Moreau sont présents dans environ un numéro sur deux. Le premier texte était publié en juin 1890, le dernier datant de février 1896.

La finalité exacte de ces articles n’est pas connue. Peut-être s’agit-il de supports d’enseignement ayant servi par exemple pour l’école des Carmes, la préfiguration de l’Institut catholique, futur établissement universitaire de l’Église à Paris. Une partie des textes reprennent des extraits de ses propres publications (L'hypnotisme en 1890-1891, Les carmélites de Compiègne en 1894) ou des discours qu’il a prononcés.

Parmi les plus importantes contributions, on peut mentionner les travaux suivants. En 1891 et 1892, dix articles abordent Le progrès matériel et l'esprit chrétien, treize prolongent l’examen sur L'Église et la question sociale qui se conclut par un texte de 1893 sur La question ouvrière. Dans ces textes, l’abbé Moreau s’intéresse au syndicalisme mais également aux questions politiques autour du socialisme.

La question des relations entre l’Église et les États est aussi une préoccupation majeure pour Moreau en 1892-183. Quatre articles traitent de L'Église et l’État en France, deux des Rapports de l'Église et de l’État en Angleterre, de nouveau quatre des Rapports de l'Église et de l’État aux premiers siècles et encore deux des Rapports de l'Église et de l’État sous les mérovingiens, sans oublier deux textes qui clôturent la série sur les Tentatives de résistance contre l'Église au 3e siècle.

Les commentaires des textes bibliques se répartissent sur toute l’œuvre. En 1891, sept articles parlent de Jésus-Christ d’après l’évangile ; une Étude du Nouveau Testament vient en 1893 avec quatre textes ; en 1895 il rend compte en deux articles d’un livre du RP MJ Ollivier sur Les amitiés de Jésus.

Plusieurs autres séries se consacrent à des questions historiques, comme Les évêques pendant la Révolution (trois articles en 1894), les Martyrs de la papauté (huit articles en 1894) ou La faculté de théologie de Paris (trois articles en 1894, 1895 et 1896).

Les textes de Georges Moreau explorent peu la question des autres religions et philosophies, mais il en consacre cependant en 1893 deux au judaïsme (la religion mosaïque) et un à Platon.

Les commentaires sur les documents issus du Saint-Siège, très présents dans les Annales catholiques, sont moins fréquents sous la plume de Moreau, mais on trouve cependant en 1891 trois Études de la bulle Apostolicae sedis, et un article en 1893, Le pape et son infaillibilité.

La morale est à l’origine d’une grande part des travaux de l’abbé Moreau à partir de 1893 : De l’empire sur les passions (deux articles), Des conditions de l’acte moralement mauvais, De la conscience téméraire, De la haine d’abomination.

Les questions liturgiques sont également fort présentes : le Culte des saints (deux articles en 1891), Règles liturgiques concernant le culte des saintes reliques et des saintes images (1893), De la prédication (1893), Le livre de paroisse (1893), Le secret sacramentel (deux articles en 1894).

Quelques textes traitent du personnel ecclésiastique : La vocation à l’apostolat (1893), Le corps épiscopal (1893), Le prêtre exemple des fidèles (deux articles en 1894), Un traitement extraordinaire des curés, desservants et vicaires (1893), Le prêtre est l’homme de Dieu (1893).

Trois articles sont consacrés à des thèmes actuels : les deux premiers sont, en 1890, un reportage de Huit jours à la Grande Trappe de Soligny, décrivant les réactions des habitants face à l’expulsion des moines. En 1895, Moreau donne son opinion sur Le congrès universel des religions, planifié en Suisse pour 1900.

Enfin, on remarque en 1895.un commentaire de la soutenance d’une thèse à la Sorbonne par l’abbé Urbain, une critique du livre de l’abbé Picard À la recherche d’une religion civile et trois articles consacrés au cardinal Perraud

L’ampleur de la production de Georges Moreau, avec ses livres et ses articles, montre qu’il consacrait une grande partie de son temps à son travail d’essayiste et de théoricien, et sans doute que ce qu’il écrivait avait une certaine autorité. L’évolution des thèmes traités montre un personnage d’abord très ancré dans son temps, et même dans l’actualité politique (les expulsions de religieux, le budget des cultes), attentif aux questions sociales (les prisons, la vie économique, la condition des travailleurs), disposant d’une culture juridique étendue (les relations Église-État) et d’une base scientifique (l’hypnose). La théologie, si elle n’est pas absente, est loin d’être la matière principale. Mais les dernières années des publications connues témoignent d’un glissement vers des thèmes plus historiques que contemporains et par une part accrue des questions morales ou liturgiques.

À suivre

 

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11 juin 2018 1 11 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Après la parution du Monde des Prisons, l’abbé Moreau cesse d’écrire sur le système pénitentiaire. Comme il ne semble pas être en charge d’une fonction pastorale, il poursuit cependant ses travaux d’essayiste et participe à de nombreuses cérémonies, prononçant également des discours qu’il publie parfois.

En janvier 1890, Georges Moreau est ainsi à Beauvais pour discourir sur les Devoirs de la charité devant l’évêque et les autorités civiles au complet.

Il publie en 1891  une étude scientifique et religieuse, L'Hypnotisme. S’il se consacre à cette question, c’est que « L'hypnotisme est à l'ordre du jour. On en parle partout dans les salons et dans les académies, dans les journaux et dans les revues, dans les tribunaux et jusque dans les églises. »

Le livre commence par une partie historique. Elle démarre en 1778 avec arrivée à Paris de Franz-Anton Mesmer (1734-1815), théoricien du magnétisme ; elle dure jusque 1878, quand le Dr Jean-Martin Charcot débute ses conférences sur l'hypnose et l'hystérie, qui sont à l'origine de l'École de la Salpêtrière, à Paris.

Sept chapitres composent la partie scientifique. Ils sont consacrés au sommeil et ses modifications morbides ; aux sujets et manœuvres hypnotiques ; à l'école de la Salpêtrière et à l'école de Nancy ; à la suggestion ; à la suggestion mentale ; à la thérapeutique magnétique ; et enfin à la thérapeutique hypnotique.

L’ouvrage se referme sur une partie doctrinale : l'hypnotisme et la loi morale; l'hypnotisme et la loi catholique. Est-il permis d'hypnotiser? De se laisser hypnotiser ? Peut-on ne voir dans les phénomènes hypnotiques que le jeu normal des forces humaines agrandi par le sommeil nerveux? Ou l'action du démon est-elle nécessaire pour expliquer certains phénomènes ?

La conclusion scientifique se résume ainsi : Medici certant et adhuc sub judice lis est (la chose n’est pas encore résolue en médecine). La conclusion théologique est assez normande : l'Église n'est ni pour ni contre l'hypnotisme; mais elle condamne certaines pratiques et réprouve, dans les phénomènes de clairvoyance divinatoire ou de suggestion mentale, tout ce qu'on doit attribuer a l'action démoniaque.

Dans la revue Études religieuses, publiée en 1891, le jésuite Y. Mercier remarque que le travail de Moreau a été approuvé par plusieurs évêques et, s’il critique la sélectivité de la partie scientifique, il assure que l'orthodoxie de sa doctrine est complète.

Une grave question va être posée par le quotidien Le Matin qui publie un article intitulé Ève libérée dans son numéro du 15 août 1891. L’utilisation de l'hypnotisme comme anesthésique aux douleurs de l’accouchement est-elle compatible avec le verset biblique « Tu enfanteras dans la douleur » (Genèse 3.16) ?

L'abbé Moreau s’interroge d’abord : « Quelle étrange idée de venir interviewer un prêtre sur ce point délicat et tout spécial ». Il répond ensuite d’une manière générale : « L'Église n'approuve ni ne blâme aucune opinion. Elle garde prudemment le silence sur les théories et signale simplement les dangers à éviter pour la santé publique et la morale. Une science, innocente en soi, peut, à cause des abus fréquents, devenir une source de périls. »

Réinterrogé sur le risque qu’il y aurait de faire mentir la parole de malédiction adressée à Ève et à toute sa lignée, Georges Moreau considère finalement que la question ne se pose pas encore. Il attend que soit établie une vérité expérimentale. Manifestement, pour lui, la douleur n’est pas une vérité d’évangile.

À suivre

 

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9 juin 2018 6 09 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

À une époque où le radicalisme prend le pouvoir en France, l’abbé Moreau, républicain affirmé, a contribué, en rédigeant le Monde des Prisons, à fissurer une tradition qui, derrière des règlements de façade, autorisait l’arbitraire et la concussion dans la vie des établissements pénitenciers. Ce ne fut pas sans résistances.

Dans le Journal des débats du 8 février 1887, signé H.A., une chronique sur le Monde des Prisons  s’en prend à son style. Le rédacteur estime que, sur les 375 pages du livre, « 100 au moins appartiennent en propre à Victor Hugo, il est déjà pour moitié dans la préface, 25 à Lacenaire, 50 à Eugène Sue, et 150 à divers détenus qui ne s'attendaient pas à voir leur prose appelée à cet honneur. »  Sur le fond, il estime « qu'il n'y a de nouveau dans le travail de l'abbé Moreau que les accusations personnelles produites par un ancien fonctionnaire malheureux. »

Mais le choc dans l’opinion est cependant net. Ainsi, c’est en se fondant sur le Monde des Prisons que le pasteur Hirsch organise de nouveau une conférence en février 1887, après celle qu’il avait consacrée à la peine de mort en s’appuyant sur les précédents Souvenirs de la Roquette en 1885.

L’ancien communard et futur président du conseil de Paris, Louis Lucipia (1843-1904) rédige un billet pour le quotidien Le Radical, qui paraît en Une le 5 mars 1887. Commentant les articles de certains de ses confrères, il note que « les gens ayant licence pour défendre l'administration poussèrent des cris d'indignation, cris provoqués beaucoup moins par les ignominies révélées que par la révélation elle-même ». Il réfute l’argument des accusations portées contre Georges Moreau : « Par malheur, c'est un argument bien vieux, bien usé, que de dire à un monsieur : Vous en êtes un autre. »

Pour l’ex-condamné à mort, gracié et déporté en Nouvelle-Calédonie, « l'administration, dont la face s'empourprait qu'on osât l'accuser, qui jurait ses grands dieux que c'était pure calomnie, et qui menaçait de ses foudres les calomniateurs — après enquête publique — n'insistera pas outre mesure. Elle sera fort heureuse et fort aise si, de lenteurs calculées en atermoiements voulus, elle arrive à détourner l'attention. »

L’année suivante, le quotidien de gauche La Lanterne revient sur le Monde des Prisons : « On avait parlé de poursuites contre le livre : l'administration s'est contentée de les annoncer ; prudemment elle n'a pas mis ses menaces à exécution. Elle a bien fait, à son point de vue ; car si l'auteur eût pu être condamné par le tribunal, l'administration eût été condamnée à coup sûr par l'opinion publique. »

L’écrivain Félicien Champsaur (1858-1934), publie une chronique dans l'Événement dans laquelle il répond à l’abbé Moreau qui l’interrogeait : « Quelqu'un m'assure que c'est une règle à l'Événement de ne jamais présenter au public un livre composé par un prêtre ». Il apprécie le « zèle pour les misérables » de Moreau et le félicite : « C'est une leçon que vous, prêtre, donnez à la divinité en pardonnant même au mauvais larron. »

L’ouvrage, plus encore que les Souvenirs de la Roquette, va faire l’objet de très fréquentes citations dans les textes, revues et livres consacrées à la politique pénitentiaire ou à la peine de mort. C’est la base d’une thèse de Georges Bessière, publiée en 1898, sur La Loi pénale et les délinquants d'habitude incorrigibles.

  • Le Monde des prisons était paru à la Librairie illustrée, à Paris, en 1887. Il a été réédité en 2015 par Hachette Livre et la BNF. Il est également disponible en téléchargement sur le site Gallica (Le Monde des prisons).

À suivre

Louis Lucipia (phot. Gerschell)

 

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7 juin 2018 4 07 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Les polémiques ouvertes par la presse de droite contre l'abbé Moreau et son ouvrage, le Monde des Prisons, vont se refermer sans dommage pour lui. Le commissaire chargé de faire une enquête sur ses propos donne acte qu’il lui a fourni toutes les explications sur les allégations contenues dans son ouvrage. Le Matin rapporte qu’il a déclaré « qu'il n'avait rien à retirer de ce qu'il avait écrit et qu'il avait plutôt à y ajouter. »

Le quotidien culturel Gil-Blas fait sous la signature de Graindorge, un billet humoristique autour du livre : « La Grande-Roquette est une station balnéaire située à l'est de Paris, dans un paysage peu agréable à l'œil : l'horizon y est borné d'un côté par un cimetière et, d'un autre, par des abattoirs. Le voisinage de ces deux sites, qui ont été pourtant maintes fois explorés par les membres du club Alpin, empêche l'air d'être tout à fait sain et favorable au libre jeu des poumons ; des émanations, tantôt putrides et tantôt sanguinaires complètent un ensemble peu satisfaisant. La façade du casino présente les signes d'une répugnante vieillesse ; elle est noire et lézardée. L'intérieur n'est pas plus séduisant : les meubles, rares, sont sales et usés, les appartements sans confortable, le service mal fait, le personnel presque impertinent. Rien de ce qui peut rendre le séjour facile et gai n'y est aménagé. Peu ou pas de distractions : même le jeu enfantin des petits chevaux n'y est point toléré; il est remplacé par le jeu des petits chevaux de retour, où la tricherie est aisée et décourageante pour les joueurs honnêtes. M. l'abbé Moreau affirme que le sympathique directeur du Casino se laisse souvent aller à des accès de colère que rien n'explique, et qu'il lui est arrivé de battre des malades qui ne voulaient point guérir. Tout cela décourage la clientèle. Ajoutons que, non seulement le séjour de la Grande-Roquette est pernicieux pour les affections du foie, du sang ou de la bile, mais il entraîne encore des maladies spéciales et topiques. Citons simplement la maladie appelée guillotine qui se contracte aux environs. Les observations présentées par l'abbé Moreau au sujet de la Grande-Roquette s'appliquent à Mazas et à plusieurs autres stations. Elles justifient suffisamment la méfiance des médecins. »

Dirigé par Georges Clémenceau, La Justice, assure en Une, le 5 février 1887, paraphrasant Shakespeare, « Il y a quelque chose de pourri dans le régime pénitencier de la République française ». Il assure que le livre de l'abbé Moreau a jeté un jour lugubre sur les hontes de l'administration des prisons. Le quotidien assure que les détails apportés par Georges Moreau confirment ceux qu’ils avaient recueillis à propos des établissements de Poissy, de Saint-Lazare ou de Porquerolles. Il s’offusque des dénégations du directeur de la Grande-Roquette. La Justice en appelle à mettre fin à ces « monstrueux abus » et revendique que le personnel directeur des prisons soit « fortement épuré. »

Toujours aussi anticlérical, le quotidien XIXe siècle, va quelque peu rectifier sa position antérieure. Signé Raoul Lucet, pseudonyme d’Émile Gautier, journaliste et théoricien anarchiste (1853-1937), l’article paru en Une le 5 février 1887 flétrit d’abord « ce curé un peu trop laïcisé » se moquant : « il y a du sang dans son eau bénite ! » Pour lui, « Cela sent vraiment un peu trop la rancune personnelle, l'aigreur du prêtre à l'amour-propre froissé et aux ambitions rancies, et je ne sais quel goût dépravé de scandale. »

Mais celui qui était sorti un semestre plus tôt de la geôle de Sainte-Pélagie, où il était enfermé pour avoir assisté en juillet 1881 au congrès de Londres de l’Association internationale des travailleurs (AIT), peut témoigner que « les griefs formulés ne sont pas tout à fait sans fondement. »

Émile Gautier relève cependant : « A quoi bon, d'ailleurs, des cruautés illégales, quand le règlement — que personne n'a le cœur assez dur pour appliquer à la lettre — fournit tant de moyens de mater les indisciplinés. » Il poursuit « En ce qui concerne la vénalité des gardiens, l'abbé Moreau exagère à peine. Il est notoire que, dans toutes les prisons de la Seine, le pourboire est une institution presque aussi solidement ancrée que le pourboire traditionnel des cochers de fiacre et des garçons de café. »

Décrivant longuement l’état terrible des prisons, le journaliste assure que « la phtisie, l'anémie, les rhumatismes, le scorbut y règnent à l'état quasi-endémique. Tout condamné à plus d'un an est marqué d'avance pour la tuberculose. Chaque prison devient ainsi, en même temps qu'une école de démoralisation, un abcès purulent, un foyer d'infection d'où, par un écoulement ininterrompu, la contagion se déverse dans la circulation sociale. »

Se réjouissant que la diatribe de l'ex-aumônier ait vivement ému le Conseil supérieur des prisons et le préfet de police lui-même avec le « pétard » qu’il a tiré, Émile Gautier espère qu’il aura permis de secouer la torpeur des pouvoirs publics et à dissiper les illusions courantes. Il conclut : « Contrairement, sans doute, à ses intentions intimes, le vindicatif abbé aura fait de bonne besogne : All's well that ends well. »

À suivre

Émile Gautier

 

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5 juin 2018 2 05 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Si la presse conservatrice se déchaine contre l'abbé Moreau et son Monde des prisons, il a cependant des défenseurs. Ainsi, le président du conseil (premier ministre) René Goblet, radical-socialiste, évoque son livre à l’occasion d’une réunion du conseil supérieur des prisons, le 1er février 1887, en assurant que « l'administration ne peut que se féliciter de toute occasion qui s'offre de provoquer l'examen d'hommes compétents et de faire la lumière »

Le quotidien de gauche Le Rappel s’intéresse à l’hostilité de Moreau envers peine de mort. « Personne, excepté le bourreau, ne l'a vue de plus près. Personne donc n'est plus à même de s'en faire une idée nette. Il a conduit les condamnés à l'échafaud. Il les a vus à l'heure suprême, au moment où les masques tombent, où l'âme apparaît toute nue. Il est descendu, par la confession, dans les profondeurs du crime. Il n'ignore aucun des replis hideux de la scélératesse. Et sa conclusion est que la peine de mort est atroce, monstrueuse, inadmissible. Et, lui qui a le dernier mot des condamnés, il est pour qu'on les laisse vivre. Quel argument contre le meurtre légal ! »

Mais le quotidien, anticlérical, se réjouit des attaques proférées contre l’abbé, sans même les discuter : « C'est un joli monsieur cet aumônier qui a accusé les autres des méfaits qu'il a commis. Encore un abbé qui fait honneur au clergé. »

Le Temps, organe des milieux d’affaires, prend en considération des arguments de Moreau au sujet en reproduisant une citation qu’il attribue au poète, escroc et criminel Pierre François Lacenaire (1803-1836) : « Le nombre effrayant des récidives ne provient que des vices du système pénitentiaire français. Les bagnes et les maisons de réclusion, qui revomissent périodiquement dans la société l'écume des malfaiteurs, sont les gouffres de démoralisation où se prépare et se distille le poison qui corrompt jusqu'au cœur du détenu et le rejette, au sortir d'une condamnation correctionnelle sur les bancs de la cour d'assises ». Le journal, reprend aussi des commentaires de l’abbé concernant les directeurs de prison : « À côté de braves gens sans éducation, sans instruction, on trouve trop d'ivrognes, trop de grossiers personnages, trop de vieux caporaux à trois brisques qui croient qu'on leur parle volapük quand on les entretient de relever le moral des détenus. »

Le même quotidien fait place aux dénégations du directeur mis en cause. Il assure que la « nourriture est à la fois suffisante et saine, et que les détenus n'ont jamais élevé aucune plainte à cet égard ». Quant aux surveillants, il assure que les reproches qu'on leur adresse ne sont point mérités.

Le Gaulois, quotidien à vocation culturelle, rapporte, le 5 février 1887, l’entretien qu’ont eus l'abbé Moreau et le préfet Arthur Gragnon. Il assure qu’il fut cordial, que le fonctionnaire a démenti avoir jamais songé à faire saisir son livre. Le journal rapporte que le préfet aurait laissé entendre que l'enquête judiciaire ouverte à propos des faits qu’il signale, avait des chances d’être étouffée dans l'œuf. Le commentaire du journal est que « La préfecture de police sait fort bien que rien de ce qu'a avancé l'abbé Moreau n'est exagéré; aussi se propose-t-elle de réformer les abus, mais tout en ayant l'air d'en nier l'existence ». Le même journal tient présente également une hypothèse : la préfecture de police « n'ignore pas que c'est l'administration supérieure, représentée par MM. Herbette et Nivelle, qui a fourni à l'auteur du Monde des prisons une bonne partie des documents dont il s'est servi et que, par conséquent, il ne peut y avoir doute sur la sûreté de ses informations. » Louis Herbette (1843-1921) était le directeur de l’Administration pénitentiaire (1882-1891).

À suivre

Pierre François Lacenaire (lith. Wikipédia)

 

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3 juin 2018 7 03 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Après les longs articles du Figaro et du Matin, la presse continue en février 1887 de faire une place considérable à la parution du Monde des prisons  de l’abbé Moreau, mais les ripostes s’organisent aussi. Dans XIXe siècle, l’écrivain Paul Ginisty, après avoir brièvement évoqué les abus mentionnés par Moreau, assure ne pas prétendre que « tout soit parfait dans la façon dont sont menées nos prisons ». Mais il se demande « quel degré de confiance on peut accorder à M. l'abbé Moreau » ? Il lui reproche de s'amuser « à noter ses impressions et à en former des chapitres d'un livre où il découpait en petites tranches, à la façon des romans-feuilletons, les scènes les plus émouvantes dont il avait été le témoin ». Il s’insurge sur le fait qu’il aurait provoqué « dans les journaux, par tous les moyens, de tapageuses réclames », exploitant ainsi une « passion malsaine. »

Paul Ginisty s’indigne : « que penser quand ce prêtre, au lieu d'être tout à son émotion et à des pensées supra-humaines, n'a que des préoccupations de reporter et ne guette les dernières manifestations du condamné, affalé, à deux pas du couteau, que pour les raconter, à grand renfort d'alinéas remplis de points de suspension et de trucs typographiques à la Montépin ? » Xavier de Montépin (1823-1902) est un romancier populaire français qui a publié des dizaines de drames dont La Porteuse de pain.

Toujours à sa colère, le journaliste du XIXe siècle, qui vit pourtant de sa plume, éructe contre Moreau « qui vend à un libraire, lui, ministre de la religion, ses tragiques appréciations! Est-il quelque chose de plus révoltant, de plus cynique? » Il lui voit pour « seule excuse » « son inconscience, son absence de tout sens moral. »

Pour Ginisty, Moreau est un « écrivain pitoyable » dont le témoignage ne serait pas digne de quelque estime.

De nombreux journaux vont relayer l’information que le préfet de police Arthur Gragnon a ordonné une enquête, confiée au commissaire Clément, qui doit demander à l'abbé Moreau les noms de ceux qu'il a voulu désigner dans son livre. « Au cas où l'abbé Moreau refuserait de citer les noms, il serait poursuivi pour diffamation ; dans le cas, contraire, où les faits affirmés par lui seraient exacts, le préfet procédera immédiatement aux changements qu'il croira devoir faire dans le personnel de la prison » écrit le quotidien catholique conservateur L’Univers.

Beaucoup d’organes de presse reviennent aussi sur les conditions dans lesquelles l'abbé Moreau aurait dû quitter son poste : il y aurait eu « de nombreuses plaintes » contre lui, il aurait commis « plusieurs infractions au règlement » et se serait notamment « chargé de remettre directement des sommes d'argent aux détenus » selon le Journal des débats.

Le registre politique est également utilisé par les commentateurs. Ainsi, le romancier Georges Grison, de nouveau dans Le Figaro, voit « des coïncidences vraiment bien fâcheuses. Juste au moment où le verdict, au moins singulier, du jury de la Seine donne à toute la presse radicale l'occasion de tomber à bras raccourci sur l'abbé Roussel, voilà un autre prêtre qui prête au scandale en lançant un livre à tapage ». D’ailleurs, le journaliste a enquêté sur les faits : « J'ai interrogé non pas des détenus, mais des libérés. Ils m'ont ri au nez. Il ferait beau voir qu'on les battît ! » Quant au directeur de la Grande-Roquette, mis en cause par Moreau, Grison l’exonère de toute responsabilité en lui laissant la parole : « Je défie qu'ou puisse prouver que j'aie jamais battu personne ». D’ailleurs, « la Roquette dépôt des condamnés n'est point une prison d'opéra-comique. »

En conclusion, Georges Grison, qui reprend totalement les dires de M. Beauquesne, directeur de la prison, assure que « l'abbé Moreau commettait tranquillement les irrégularités dont il accuse les autres ! » Il se réjouit que « la publication du Monde des Prisons ne retarde un peu les grandeurs qu'il ambitionne », rapportant qu’il aurait eu pour objectif l'épiscopat. Il accuse même ce dernier d’avoir volé les notes de l’abbé Crozes, qu’il a utilisé pour rédiger les Souvenirs de la Roquette. Mais le même journal publiera plus tard la copie de la lettre de l’abbé Crozes confiant ses notes à son successeur.

À suivre

Paul Ginisty (phot. Wikipédia)

 

 

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