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25 juin 2018 1 25 /06 /juin /2018 01:01

Séverine, pseudonyme de Caroline Rémy (1855-1929), fut une femme libre, la première à diriger un quotidien, le Cri du Peuple. Amie de l’écrivain communard Jules Vallès, féministe ; fondatrice de la Ligue des droits de l’Homme, pacifiste, suffragette, communiste… On la retrouve dans bien des combats, souvent d’ailleurs là où on ne l’attend pas.

C’était le cas ce 4 août 1892. Elle était à Rome, de son propre chef, et elle va, au culot, interroger le pape Léon XIII sur l’antisémitisme et les Juifs. Et c’est au quotidien conservateur Le Figaro qu’elle propose son article !

Les paroles du chef de l’Église catholique ont la condescendance d’une institution sûre de son pouvoir, mais la netteté du refus d’un racisme que bien des chrétiens de l’époque encouragent. La fraîcheur de la journaliste libertaire fait plaisir à lire, même si son hostilité aux riches est quelque peu ambigüe.

Je reproduis ici cet ancien article du Figaro parce qu’il témoigne d’une époque où on avait à cœur « d’écouter entre les paroles ». Et aussi parce que j’aime bien cette Séverine, qui faisait ce qui lui plaisait, « pour l'amour de l'art ! »

Le Figaro 1892/08/04.

Le pape et interview de Léon XIII.

Séverine est en ce moment à Rome où elle est allée, pour le Figaro, demander à S. S. Léon XIII ce qu'il fallait penser de la question antisémitique. Cette idée, qui nous a séduit par son originalité, et pour le développement de laquelle nous avons laissé, bien entendu, toute liberté à son auteur, nous a valu la très curieuse page que voici sur le Souverain Pontife et le Vatican, avec des déclarations papales du plus haut intérêt.

Par dépêche, Rome, 3 août 1892.

Alors que l'Antisémitisme fait état d'orthodoxie, tend à se présenter, sinon comme une inspiration de l'Église, du moins comme son émanation, il m'a semblé d'un puissant intérêt d'aller voir, à ce propos, le chef, suprême de l'Église, celui qui lie et délie, le pilote incontesté des consciences catholiques.

Je n'ai pas été demander au Saint- Père de se prononcer - la situation politique du Pape l'éloigne, et cela se conçoit, de tout débat où son veto n'est pas immédiatement nécessaire, de toute intervention susceptible de soulever des discussions, des polémiques, d'émouvoir l'irritabilité de telle ou telle puissance, de tel ou tel parti, en dehors des questions strictement techniques, traitant des points de dogme ou des intérêts de la foi.

En un mot, je ne me suis pas attachée à connaître ce que Léon XIII désapprouve... seulement, ce qu'il n'approuve pas !

Voici, au premier abord, une casuistique qui m'est peu familière ; ma netteté s'accommodant mal, d'habitude, de si subtiles distinctions - mais cela se gagne, en Cour de Rome !

Tout ici procède par demi-teintes, par gradations de nuances à peine indiquées, et dépassant rarement le médium sur l'échelle ascendante, vers l'accentuation. De même qu'au Vatican, dans la pénombre des salles, chacun marche sourd, chacun parle étouffé, de même, aussi, chacun y pense tout bas. Les pas s'y raccourcissent et l'initiative y replie ses ailes, volontairement, s'astreignant à évoluer dans le cadre étroit du domaine ecclésiastique.

De là, l'éclat retentissant, l'extraordinaire envolée, lors de chaque exception à cette règle, de chaque rupture de cette réserve, de chaque acte décisif - il est fait d'élans refoulés, d'essors contenus.

Il faut donc lire entre les lignes, écouter entre les paroles...

J'aurais honte, je considérerais comme indigne et déloyal de prêter au Saint-Père un seul mot qui ne soit rigoureusement exact, ni même d'amplifier ce qu'il lui a plu de me répondre. Or, si, pas une fois, il n'a dit : « Je blâme », dix fois en une heure, il a dit : « Je n'approuve pas. »

Je laisse aux catholiques le soin de tirer de cette attitude telle conclusion qui leur plaira.

Pour ma part, en dehors, en dépit de mes opinions - peut-être justement à cause d'elles - j'ai le respect de toute chose grande, même si elle va à rencontre du mien idéal, ou si elle en diffère par quelque point; Et je préférerais perdre les meilleurs arguments du monde qu'ajouter une affliction à celles de ce roi sans trône, de ce vieillard si touchant et si auguste, ignorant de l'anathème, ne levant la dextre que pour bénir, pour absoudre, pour épandre l'indulgence divine sur toutes les créatures - quelle que soit leur race, quelle que soit leur religion !

Ici, une brève parenthèse, oiseuse, semblera-t-il à ceux qui me connaissent, mais que je tiens quand même à faire, prévoyant, sans trop de perspicacité, de quelle nature sera la riposte antisémite et, d'après la calomnie d'hier, la calomnie de demain.

Quoique, d'après certains sectaires, j'appartienne à la « presse vile » ; quoique je sois - cela est bien connu ! - « stipendiée » par la rue Laffitte, j'aurai le cynisme de déclarer que j'ai entrepris ceci de mon seul mouvement. Je n'ai pas écrit cet article « sur commande », je l'ai proposé de moi-même, parce que j'ai parfois des idées que personne ne m'inspire et que je mets à exécution parce que cela me plaît pour l'amour de l'art !

Je me suis offert ce luxe inouï de faire œuvre de miséricorde envers les juifs, sans me faire payer – la précision du terme ne m'effraie pas – par les israélites.... mon socialisme ne s'attardant point aux questions de croyance ou d'origine, ne reconnaissant d'autre ennemi que l'Accapareur, youtre ou goym ! Il est le voleur des pauvres... cela me suffit.

Et TOUS les pauvres sont miens : lamentables Hébreux errant dans le steppe, traversant l'Europe à pied, tirant, comme des bêtes de somme, sur le licol des charrettes où sont entassés leurs malades, leurs vieillards, leurs enfants, quelques nippes échappées au désastre ; et s'abattant, exténués, dans la cour du grand-rabbin, à Paris, fourbus de fatigue, chancelants d'inanition - misérables spoliés par les financiers catholiques de là-bas, comme sont spoliés, ici, par leurs coreligionnaires richissimes, les paysans et les travailleurs de la chrétienté !

Que vient-on parler de guerre de races, de guerre de religion?...

- J’ai faim!... dit le pauvre.

Et un écho brisé, distendu, hautain cependant, répond, du Vatican :

- Tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce appartiennent, en commun et indistinctement, à tout le genre humain! (Encyclique du 15 mai 1891, ch. III.)

Je suis arrivée ici sans recommandation, sans appui; je n'ai d'autre alliée que ma volonté tenace et une lettre d'un camarade pour un haut dignitaire du Saint-Siège.

Mais je crois à ce magnétisme qui s'exerce à travers la distance et le temps, qui abrège l'une, supprime l'autre; à l'influence de ce vouloir ardent dont s'imprègne l'atmosphère entre le but et l'effort; qui rapproche l'un de l'autre, fatalement, sans qu'on ait rien à faire qu'hypnotiser son rêve...

Et me voici assise dans l'une des salles du Vatican, perdue dans la pièce immense, toute semblable, avec ma robe noire, mon voile noir, l'absence du plus humble bijou, et mes mains dégantées, à toutes les dévotes qui viennent seulement satisfaire leur pieuse curiosité.

Leur cœur, certes, ne bat pas plus fort que le mien - et Dieu sait, pourtant, ce que celui-ci demeurerait calme si les hasards du métier me menaient dans le palais de n'importe quel monarque. Je sais ce que valent les sceptres et ce que pèsent les couronnes, sous le poing lourd de la foule ou le doigt léger du destin !

Mais le Pape !... Tous les souvenirs de ma pieuse petite enfance se lèvent comme un vol de moineaux dans les herbes d'un cimetière. Hier, n'ai-je pas dit à l'ecclésiastique qui m'expliquait le cérémonial du triple salut (un à la porte; un au milieu de la salle, un devant le fauteuil du Saint-Père) : « Gomme au mois de Marie, alors? » me rappelant le temps où j'étais de garde dans la chapelle, chargée du renouvellement des fleurs et fomentant des révoltes - déjà ! - entre deux Ave.

Il m'a regardée, surpris gaiement, puis avec une inclinaison de tête indulgente : « Oui; comme au mois de Marie! »

C'est ma grande peur de commettre quelque impair ; non que j'y apporte ombre d'amour-propre, ne me taxant aucunement d'être ferrée sur l'étiquette, mais parce que toute négligence pourrait passer - de ma part - pour une affectation blessante et de goût odieux. Aussi, je me répète à moi-même les formules, comme les répons du catéchisme avant la récitation... autrefois!

Que c'est immense, ce Vatican, pour arriver à atteindre la partie restreinte où le Pape vit confiné ! Que c'est haut, surtout! Il faut gravir le perron d'entrée, longer la galerie monumentale où devisent les gardes suisses, vêtus encore comme les reîtres de Jules II; monter l'escalier de marbre - trois étages qui en valent bien six - franchir le Gortile San-Damaso; regrimper trois autres étages, également de valeur double; et traverser des salles en si grand nombre que la tête vous tourne et qu'on finit par ne plus distinguer rien !

J'ai entrevu seulement, au passage, sur une merveilleuse tapisserie, le Christ accueillant la pécheresse blottie à ses pieds, y cherchant refuge contre la cruauté humaine...

Tout à coup, dans cette solitude et ce silence, un coup de canon, discordant comme une fausse note. Il apprend aux Romains qu'il est midi. Et voici que lui répondent, trottinant les unes après les autres comme des vieilles femmes courant à la messe, toutes les pendules de l'antique palais. Il en est de vives et de lentes, d'alertes et de fatiguées ; des petites au timbre aigu, des grosses à voix de contralto. C'est un carillon familier et d'une grâce ingénue.

Un glissement de semelles sur le pavé de marbre luisant comme s'il était mouillé ; un murmure de syllabes à peine distinctes, en cet idiome déjà si mélodieux; une soutane qui s'incline et attend, puis marche devant, se prosterne au seuil d'une pièce voisine, s'efface, semble disparaître dans le mur...

C'est mon tour d'audience.

J'entre, m'incline trois fois ; une main prend la mienne, me relève doucement :

« - Asseyez-vous, ma fille, et soyez la bienvenue...»

Très pâle, très droit, très mince, à peine accessible au regard, tant il reste peu de matière terrestre en cette gaine de drap blanc, le Saint-Père siège, au fond de la pièce, dans un vaste fauteuil adossé à une console que surmonte un Christ douloureux.

La lumière, venant de face, tombe d'aplomb sur cet admirable visage de prélat latin, en fait ressortir les méplats, les finesses de modelé, la structure « primitive », au sens pictural du mot, vivifiée, animée, galvanisée pour ainsi dire par une âme si juvénile, si vibrante, si combative pour le bien, si compréhensive des misères morales, si pitoyable aux détresses physiques, que le regard étonne, semble une aube miraculeuse surmontant un déclin de jour..

L'incomparable portrait de Chartran peut seul donner idée de cette acuité de vision. Mais encore est-il d'un éclat un peu bien somptueux, et toute la pourpre qui flamboie derrière la soutane neigeuse met-elle aux joues un reflet, aux prunelles une étincelle qui s'adoucissent dans la réalité.

Pour rendre mon impression, je dirai que j'ai trouvé le Pape « plus blanc » ; d'un rayonnement plus intime et plus émouvant ; moins souverain, davantage apôtre - presque aïeul !

Une bonté attendrie, timide, semblerait-il, est tapie dans la moue des lèvres, se dénonce seulement dans le sourire. Et, en même temps, le nez long, solide, révèle la volonté, une volonté inflexible - qui sait attendre !

Léon XIII ressemble aux modèles du Pérugin et à tous ces portraits de donateurs qu'on voit dans les tableaux de sainteté, sur les vitraux des antiques cathédrales, agenouillés, de profil, en leurs habits de laine, les doigts allongés et humblement rejoints, parmi les apothéoses, les Nativités, le triomphe des saints et la gloire de Dieu.

Il me paraît aussi incarner les armes de sa maison, le blason des Pecci, avec sa taille aussi svelte, aussi altière que le pin qui se silhouette en i sur le ciel bleu, et, entre ses paupières, cette clarté d'étoile matutinale et précurseuse d'aurore qui tremble à la cime du grand arbre héraldique!  

Mais ce qui, presque autant que le visage, attire et retient l'attention, ce sont les mains; des mains longues, fines, diaphanes, d'une pureté de dessin incomparable; des mains qui semblent, avec leurs ongles d'agate, des ex-voto d'un ivoire très précieux, sortis pour quelque fête de leur écrin.

La voix est comme lointaine, exilée par l'usage de la prière, plus accoutumée à monter vers le ciel qu'à descendre vers nous. Et, pourtant, dans la causerie, elle revient, avec, de-ci, de-là, un ressouvenir d'intonation majeure qui en coupe la mélopée grégorienne.

Puis un rien, une habitude du terroir donne aux propos tenus une saveur particulière, les épices de nationalité. Alors que le pontife s'exprime très correctement, très élégamment en français, à toute minute l'exclamation italienne par excellence : « Ecco ! » (Voilà !) Revient, fait claquer ses deux syllabes, comme un léger coup de fouet qui active ou dé- tourne la conversation.

Et les mots, dociles, prennent le galop, bifurquent, mènent où il plaît au Saint-Père d'aller.

Je le suis respectueusement, notant au passage, de mémoire, les réponses qu'il veut bien me faire, les provoquant d'une brève interrogation lorsque je le puis; remarquant combien sa- pensée, d'essence toujours évangélique, revêt volontiers le peplum latin, se traduit en périodes cadencées, harmonieuses, révélant le délicat et docte lettré.

Comme j'ai parlé de Jésus pardonnant à ses bourreaux, alléguant leur ignorance pour excuse à leur férocité; comme j'ai demandé si, avant toute chose, il n'était pas du devoir chrétien d'imiter son exemple :

« - Le Christ, dit Léon XIII, a versé son sang pour tous les hommes, sans exception ; et même de préférence pour ceux qui, ne croyant pas en lui, s'obstinant dans cette méconnaissance, avaient le plus besoin d'être rachetés. Envers ceux-là, il a laissé une mission à son Église : les ramener à la vérité... »

- Par la persuasion ou la persécution, Saint-Père ?

« - Par la persuasion! répond avec vivacité le Pontife. La tâche de l'Église est, n'est que douceur et fraternité. C'est l'erreur qu'elle doit atteindre, s'efforcer d'abattre; mais toute violence envers les personnes est contraire à la volonté de Dieu, à ses enseignements, au caractère dont je suis revêtu au pouvoir dont je dispose. »

- Alors, la guerre de religion?

« - Ces deux mots-la ne vont pas ensemble! »

Et la main qui porte l'anneau épiscopal a fait un geste impératif.

- Reste, Saint-Père, la guerre de races...

« - Quelles races? Toutes sont issues d'Adam, que créa Dieu. Que les individus, suivant les latitudes, aient un teint différent, un aspect dissemblable, qu'importe cela, puisque leurs âmes sont de même essence, pétries du même rayon ? Si nous envoyons des missionnaires chez les infidèles, chez les hérétiques, chez les sauvages, c'est parce que tous les humains, tous, vous entendez bien, sont des créatures de Dieu ! Il y a celles qui ont le bonheur d'avoir la foi et celles auxquelles nous avons le devoir de la donner, voilà tout ! Elles sont égales devant le Seigneur, puisque leur existence est l'œuvre de sa commune volonté. »

Puis le Pontife ajoute :

« - Même quand le Ghetto existait à Rome, nos prêtres le sillonnaient en tous sens, causant avec les israélites, s'appliquant à connaître leurs besoins, soignant leurs malades, s'efforçant de leur inspirer assez confiance pour parvenir à discuter les textes, à les convertir, enfin 1 »

- Et quand la populace voulait massacrer les juifs ?

« - Les juifs se mettaient sous la protection du Pape... et le Pape étendait sur eux sa protection ! »

***

« Seulement, reprend le Saint-Père, si l'Église est une mère indulgente, aux bras toujours ouverts, pour ceux qui lui arrivent comme pour ceux qui lui reviennent, il ne s'ensuit pas que les impies qui se refusent à elle doivent être ses préférés. Elle est sans colère contre eux, ils sont sa douleur, sa plaie, mais elle garde ses prédilections pour les fidèles qui la consolent, qui lui sont des fils pieux et fervents. Enfin, si l'Église a mission de défendre les faibles, elle a mission aussi de se défendre elle-même contre toute tentative d'oppression. Et voici qu'après tant d'autres fléaux, le règne de l'argent est venu... »

Le successeur de saint Pierre raidit plus encore son torse droit et, le regard soudainement dur :

« - On veut vaincre l'Église et dominer le peuple par l'argent ! Ni l'Église ni le peuple ne se laisseront faire! »

- Alors, Saint-Père, les grands Juifs ? Sous le voile des paupières, la lueur a disparu. Et, décolorée soudain, la voix répond :

« - Je suis avec les petits, les humbles, les dépossédés, ceux que Notre-Seigneur aima...»

Je comprends que c'en est fini sur ce sujet, et n'insiste pas. D'ailleurs, maintenant, Léon XIII parle de la France, de la tendresse profonde qu'il lui porte, de son désir de la voir prospère sous quel- que gouvernement qu'elle ait choisi.

Et brusquement, sans préparation, avec une malice apparue soudain aux angles de sa bouche, aux coins de ses yeux :

« - Et chez vous, que pense-t-on du Pape? Est-on content de lui?»

- Saint-Père...

C'est que je ne sais quoi répondre, en vérité. Il voit mon embarras, et avec bonhomie frottant ses longues mains pâles :

« - Allez, allez ! N'ayez pas peur I »

Je rassemble mon courage i

- Saint-Père, voulez-vous me permettre d'employer envers vous un terme très hardi?

« Allez, allez ! »

- Eh bien ! si les monarchistes en veulent au Pape, les républicains de gouvernement l'exècrent... il est la concurrence !

Un tout petit rire, tout voilé, tout discret, accueille le mot.

« - Et les socialistes? »

- Pour les socialistes de gouvernement, les états-majors, encore la concurrence !

« - Et le peuple ? »

- Le peuple? Jamais je ne me permets de parler en son nom. Il est plutôt indécis, je crois, vaguement méfiant... il a tant été trompé ! Mais tout de même, ça l'étonne, un Pape qui s'occupe de lui... et qui soumet les cardinaux 1

Les longues mains pâles accentuent leur geste satisfait. Et, souriant :

« - Je ne veux pourtant pas être roi de France ! {sic). »

Maintenant, sans que j'ose l'interrompre, la grêle voix, seule, troue le silence:

« - Quand donc comprendront-ils, tous, que l'Église ne veut pas, n'a pas à faire de politique, qu'elle entend y demeurer étrangère, s'en tenir résolument écartée? Mon Maître a dit : Mon » royaume n'est pas de ce monde. Donc, le mien non plus ! J'aspire à la domination des âmes, parce que je veux leur salut, parce que je souhaite le règne de la fraternité entre les hommes, l'oubli des discordes, l'avènement de la sainte paix, de la sainte pitié ! Mais rien que cela, cela seulement ! »

Le haut vieillard est presque debout, et ses yeux, plus lumineux encore, s'ourlent d'une brume.

Il s'est tu. Alors, très vite, presque bas, contente que j'ai été d'entendre bien parler de la France, dans cette ville toute pleine officiellement d'autres tendances :

- Saint-Père, vous savez, cet abbé Jacot, ce renégat, cet Alsacien-Lorrain qui prêche aux nôtres de là-bas l'oubli de la mère-patrie, il se vante d'être l'interprète de vos commandements? Est-ce vrai ? Approuvez-vous son acte ?

« -Je le déplore... répond gravement le pontife. J'aime la France. C'est vers elle que mes yeux se tournent toujours quand ma voix s'élève du fond de ces chambres où j'erre depuis quinze ans... sans jamais sortir ! »

Sans jamais sortir! A-t-il répété mélancoliquement, ce captif sans paille ni cachot, prisonnier de sa seule dignité, mais plus entravé par ces invisibles liens que par les lourdes chaînes de fer.

Je m'incline pour prendre congé ; la longue main pâle se pose doucement sur mon front :

« - Allez, ma fille, et que Dieu vous garde !... »

Séverine.

 

 

Séverine (Louis Welden Hawkins)

 

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9 juin 2018 6 09 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

À une époque où le radicalisme prend le pouvoir en France, l’abbé Moreau, républicain affirmé, a contribué, en rédigeant le Monde des Prisons, à fissurer une tradition qui, derrière des règlements de façade, autorisait l’arbitraire et la concussion dans la vie des établissements pénitenciers. Ce ne fut pas sans résistances.

Dans le Journal des débats du 8 février 1887, signé H.A., une chronique sur le Monde des Prisons  s’en prend à son style. Le rédacteur estime que, sur les 375 pages du livre, « 100 au moins appartiennent en propre à Victor Hugo, il est déjà pour moitié dans la préface, 25 à Lacenaire, 50 à Eugène Sue, et 150 à divers détenus qui ne s'attendaient pas à voir leur prose appelée à cet honneur. »  Sur le fond, il estime « qu'il n'y a de nouveau dans le travail de l'abbé Moreau que les accusations personnelles produites par un ancien fonctionnaire malheureux. »

Mais le choc dans l’opinion est cependant net. Ainsi, c’est en se fondant sur le Monde des Prisons que le pasteur Hirsch organise de nouveau une conférence en février 1887, après celle qu’il avait consacrée à la peine de mort en s’appuyant sur les précédents Souvenirs de la Roquette en 1885.

L’ancien communard et futur président du conseil de Paris, Louis Lucipia (1843-1904) rédige un billet pour le quotidien Le Radical, qui paraît en Une le 5 mars 1887. Commentant les articles de certains de ses confrères, il note que « les gens ayant licence pour défendre l'administration poussèrent des cris d'indignation, cris provoqués beaucoup moins par les ignominies révélées que par la révélation elle-même ». Il réfute l’argument des accusations portées contre Georges Moreau : « Par malheur, c'est un argument bien vieux, bien usé, que de dire à un monsieur : Vous en êtes un autre. »

Pour l’ex-condamné à mort, gracié et déporté en Nouvelle-Calédonie, « l'administration, dont la face s'empourprait qu'on osât l'accuser, qui jurait ses grands dieux que c'était pure calomnie, et qui menaçait de ses foudres les calomniateurs — après enquête publique — n'insistera pas outre mesure. Elle sera fort heureuse et fort aise si, de lenteurs calculées en atermoiements voulus, elle arrive à détourner l'attention. »

L’année suivante, le quotidien de gauche La Lanterne revient sur le Monde des Prisons : « On avait parlé de poursuites contre le livre : l'administration s'est contentée de les annoncer ; prudemment elle n'a pas mis ses menaces à exécution. Elle a bien fait, à son point de vue ; car si l'auteur eût pu être condamné par le tribunal, l'administration eût été condamnée à coup sûr par l'opinion publique. »

L’écrivain Félicien Champsaur (1858-1934), publie une chronique dans l'Événement dans laquelle il répond à l’abbé Moreau qui l’interrogeait : « Quelqu'un m'assure que c'est une règle à l'Événement de ne jamais présenter au public un livre composé par un prêtre ». Il apprécie le « zèle pour les misérables » de Moreau et le félicite : « C'est une leçon que vous, prêtre, donnez à la divinité en pardonnant même au mauvais larron. »

L’ouvrage, plus encore que les Souvenirs de la Roquette, va faire l’objet de très fréquentes citations dans les textes, revues et livres consacrées à la politique pénitentiaire ou à la peine de mort. C’est la base d’une thèse de Georges Bessière, publiée en 1898, sur La Loi pénale et les délinquants d'habitude incorrigibles.

  • Le Monde des prisons était paru à la Librairie illustrée, à Paris, en 1887. Il a été réédité en 2015 par Hachette Livre et la BNF. Il est également disponible en téléchargement sur le site Gallica (Le Monde des prisons).

À suivre

Louis Lucipia (phot. Gerschell)

 

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7 juin 2018 4 07 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Les polémiques ouvertes par la presse de droite contre l'abbé Moreau et son ouvrage, le Monde des Prisons, vont se refermer sans dommage pour lui. Le commissaire chargé de faire une enquête sur ses propos donne acte qu’il lui a fourni toutes les explications sur les allégations contenues dans son ouvrage. Le Matin rapporte qu’il a déclaré « qu'il n'avait rien à retirer de ce qu'il avait écrit et qu'il avait plutôt à y ajouter. »

Le quotidien culturel Gil-Blas fait sous la signature de Graindorge, un billet humoristique autour du livre : « La Grande-Roquette est une station balnéaire située à l'est de Paris, dans un paysage peu agréable à l'œil : l'horizon y est borné d'un côté par un cimetière et, d'un autre, par des abattoirs. Le voisinage de ces deux sites, qui ont été pourtant maintes fois explorés par les membres du club Alpin, empêche l'air d'être tout à fait sain et favorable au libre jeu des poumons ; des émanations, tantôt putrides et tantôt sanguinaires complètent un ensemble peu satisfaisant. La façade du casino présente les signes d'une répugnante vieillesse ; elle est noire et lézardée. L'intérieur n'est pas plus séduisant : les meubles, rares, sont sales et usés, les appartements sans confortable, le service mal fait, le personnel presque impertinent. Rien de ce qui peut rendre le séjour facile et gai n'y est aménagé. Peu ou pas de distractions : même le jeu enfantin des petits chevaux n'y est point toléré; il est remplacé par le jeu des petits chevaux de retour, où la tricherie est aisée et décourageante pour les joueurs honnêtes. M. l'abbé Moreau affirme que le sympathique directeur du Casino se laisse souvent aller à des accès de colère que rien n'explique, et qu'il lui est arrivé de battre des malades qui ne voulaient point guérir. Tout cela décourage la clientèle. Ajoutons que, non seulement le séjour de la Grande-Roquette est pernicieux pour les affections du foie, du sang ou de la bile, mais il entraîne encore des maladies spéciales et topiques. Citons simplement la maladie appelée guillotine qui se contracte aux environs. Les observations présentées par l'abbé Moreau au sujet de la Grande-Roquette s'appliquent à Mazas et à plusieurs autres stations. Elles justifient suffisamment la méfiance des médecins. »

Dirigé par Georges Clémenceau, La Justice, assure en Une, le 5 février 1887, paraphrasant Shakespeare, « Il y a quelque chose de pourri dans le régime pénitencier de la République française ». Il assure que le livre de l'abbé Moreau a jeté un jour lugubre sur les hontes de l'administration des prisons. Le quotidien assure que les détails apportés par Georges Moreau confirment ceux qu’ils avaient recueillis à propos des établissements de Poissy, de Saint-Lazare ou de Porquerolles. Il s’offusque des dénégations du directeur de la Grande-Roquette. La Justice en appelle à mettre fin à ces « monstrueux abus » et revendique que le personnel directeur des prisons soit « fortement épuré. »

Toujours aussi anticlérical, le quotidien XIXe siècle, va quelque peu rectifier sa position antérieure. Signé Raoul Lucet, pseudonyme d’Émile Gautier, journaliste et théoricien anarchiste (1853-1937), l’article paru en Une le 5 février 1887 flétrit d’abord « ce curé un peu trop laïcisé » se moquant : « il y a du sang dans son eau bénite ! » Pour lui, « Cela sent vraiment un peu trop la rancune personnelle, l'aigreur du prêtre à l'amour-propre froissé et aux ambitions rancies, et je ne sais quel goût dépravé de scandale. »

Mais celui qui était sorti un semestre plus tôt de la geôle de Sainte-Pélagie, où il était enfermé pour avoir assisté en juillet 1881 au congrès de Londres de l’Association internationale des travailleurs (AIT), peut témoigner que « les griefs formulés ne sont pas tout à fait sans fondement. »

Émile Gautier relève cependant : « A quoi bon, d'ailleurs, des cruautés illégales, quand le règlement — que personne n'a le cœur assez dur pour appliquer à la lettre — fournit tant de moyens de mater les indisciplinés. » Il poursuit « En ce qui concerne la vénalité des gardiens, l'abbé Moreau exagère à peine. Il est notoire que, dans toutes les prisons de la Seine, le pourboire est une institution presque aussi solidement ancrée que le pourboire traditionnel des cochers de fiacre et des garçons de café. »

Décrivant longuement l’état terrible des prisons, le journaliste assure que « la phtisie, l'anémie, les rhumatismes, le scorbut y règnent à l'état quasi-endémique. Tout condamné à plus d'un an est marqué d'avance pour la tuberculose. Chaque prison devient ainsi, en même temps qu'une école de démoralisation, un abcès purulent, un foyer d'infection d'où, par un écoulement ininterrompu, la contagion se déverse dans la circulation sociale. »

Se réjouissant que la diatribe de l'ex-aumônier ait vivement ému le Conseil supérieur des prisons et le préfet de police lui-même avec le « pétard » qu’il a tiré, Émile Gautier espère qu’il aura permis de secouer la torpeur des pouvoirs publics et à dissiper les illusions courantes. Il conclut : « Contrairement, sans doute, à ses intentions intimes, le vindicatif abbé aura fait de bonne besogne : All's well that ends well. »

À suivre

Émile Gautier

 

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5 juin 2018 2 05 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Si la presse conservatrice se déchaine contre l'abbé Moreau et son Monde des prisons, il a cependant des défenseurs. Ainsi, le président du conseil (premier ministre) René Goblet, radical-socialiste, évoque son livre à l’occasion d’une réunion du conseil supérieur des prisons, le 1er février 1887, en assurant que « l'administration ne peut que se féliciter de toute occasion qui s'offre de provoquer l'examen d'hommes compétents et de faire la lumière »

Le quotidien de gauche Le Rappel s’intéresse à l’hostilité de Moreau envers peine de mort. « Personne, excepté le bourreau, ne l'a vue de plus près. Personne donc n'est plus à même de s'en faire une idée nette. Il a conduit les condamnés à l'échafaud. Il les a vus à l'heure suprême, au moment où les masques tombent, où l'âme apparaît toute nue. Il est descendu, par la confession, dans les profondeurs du crime. Il n'ignore aucun des replis hideux de la scélératesse. Et sa conclusion est que la peine de mort est atroce, monstrueuse, inadmissible. Et, lui qui a le dernier mot des condamnés, il est pour qu'on les laisse vivre. Quel argument contre le meurtre légal ! »

Mais le quotidien, anticlérical, se réjouit des attaques proférées contre l’abbé, sans même les discuter : « C'est un joli monsieur cet aumônier qui a accusé les autres des méfaits qu'il a commis. Encore un abbé qui fait honneur au clergé. »

Le Temps, organe des milieux d’affaires, prend en considération des arguments de Moreau au sujet en reproduisant une citation qu’il attribue au poète, escroc et criminel Pierre François Lacenaire (1803-1836) : « Le nombre effrayant des récidives ne provient que des vices du système pénitentiaire français. Les bagnes et les maisons de réclusion, qui revomissent périodiquement dans la société l'écume des malfaiteurs, sont les gouffres de démoralisation où se prépare et se distille le poison qui corrompt jusqu'au cœur du détenu et le rejette, au sortir d'une condamnation correctionnelle sur les bancs de la cour d'assises ». Le journal, reprend aussi des commentaires de l’abbé concernant les directeurs de prison : « À côté de braves gens sans éducation, sans instruction, on trouve trop d'ivrognes, trop de grossiers personnages, trop de vieux caporaux à trois brisques qui croient qu'on leur parle volapük quand on les entretient de relever le moral des détenus. »

Le même quotidien fait place aux dénégations du directeur mis en cause. Il assure que la « nourriture est à la fois suffisante et saine, et que les détenus n'ont jamais élevé aucune plainte à cet égard ». Quant aux surveillants, il assure que les reproches qu'on leur adresse ne sont point mérités.

Le Gaulois, quotidien à vocation culturelle, rapporte, le 5 février 1887, l’entretien qu’ont eus l'abbé Moreau et le préfet Arthur Gragnon. Il assure qu’il fut cordial, que le fonctionnaire a démenti avoir jamais songé à faire saisir son livre. Le journal rapporte que le préfet aurait laissé entendre que l'enquête judiciaire ouverte à propos des faits qu’il signale, avait des chances d’être étouffée dans l'œuf. Le commentaire du journal est que « La préfecture de police sait fort bien que rien de ce qu'a avancé l'abbé Moreau n'est exagéré; aussi se propose-t-elle de réformer les abus, mais tout en ayant l'air d'en nier l'existence ». Le même journal tient présente également une hypothèse : la préfecture de police « n'ignore pas que c'est l'administration supérieure, représentée par MM. Herbette et Nivelle, qui a fourni à l'auteur du Monde des prisons une bonne partie des documents dont il s'est servi et que, par conséquent, il ne peut y avoir doute sur la sûreté de ses informations. » Louis Herbette (1843-1921) était le directeur de l’Administration pénitentiaire (1882-1891).

À suivre

Pierre François Lacenaire (lith. Wikipédia)

 

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3 juin 2018 7 03 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Après les longs articles du Figaro et du Matin, la presse continue en février 1887 de faire une place considérable à la parution du Monde des prisons  de l’abbé Moreau, mais les ripostes s’organisent aussi. Dans XIXe siècle, l’écrivain Paul Ginisty, après avoir brièvement évoqué les abus mentionnés par Moreau, assure ne pas prétendre que « tout soit parfait dans la façon dont sont menées nos prisons ». Mais il se demande « quel degré de confiance on peut accorder à M. l'abbé Moreau » ? Il lui reproche de s'amuser « à noter ses impressions et à en former des chapitres d'un livre où il découpait en petites tranches, à la façon des romans-feuilletons, les scènes les plus émouvantes dont il avait été le témoin ». Il s’insurge sur le fait qu’il aurait provoqué « dans les journaux, par tous les moyens, de tapageuses réclames », exploitant ainsi une « passion malsaine. »

Paul Ginisty s’indigne : « que penser quand ce prêtre, au lieu d'être tout à son émotion et à des pensées supra-humaines, n'a que des préoccupations de reporter et ne guette les dernières manifestations du condamné, affalé, à deux pas du couteau, que pour les raconter, à grand renfort d'alinéas remplis de points de suspension et de trucs typographiques à la Montépin ? » Xavier de Montépin (1823-1902) est un romancier populaire français qui a publié des dizaines de drames dont La Porteuse de pain.

Toujours à sa colère, le journaliste du XIXe siècle, qui vit pourtant de sa plume, éructe contre Moreau « qui vend à un libraire, lui, ministre de la religion, ses tragiques appréciations! Est-il quelque chose de plus révoltant, de plus cynique? » Il lui voit pour « seule excuse » « son inconscience, son absence de tout sens moral. »

Pour Ginisty, Moreau est un « écrivain pitoyable » dont le témoignage ne serait pas digne de quelque estime.

De nombreux journaux vont relayer l’information que le préfet de police Arthur Gragnon a ordonné une enquête, confiée au commissaire Clément, qui doit demander à l'abbé Moreau les noms de ceux qu'il a voulu désigner dans son livre. « Au cas où l'abbé Moreau refuserait de citer les noms, il serait poursuivi pour diffamation ; dans le cas, contraire, où les faits affirmés par lui seraient exacts, le préfet procédera immédiatement aux changements qu'il croira devoir faire dans le personnel de la prison » écrit le quotidien catholique conservateur L’Univers.

Beaucoup d’organes de presse reviennent aussi sur les conditions dans lesquelles l'abbé Moreau aurait dû quitter son poste : il y aurait eu « de nombreuses plaintes » contre lui, il aurait commis « plusieurs infractions au règlement » et se serait notamment « chargé de remettre directement des sommes d'argent aux détenus » selon le Journal des débats.

Le registre politique est également utilisé par les commentateurs. Ainsi, le romancier Georges Grison, de nouveau dans Le Figaro, voit « des coïncidences vraiment bien fâcheuses. Juste au moment où le verdict, au moins singulier, du jury de la Seine donne à toute la presse radicale l'occasion de tomber à bras raccourci sur l'abbé Roussel, voilà un autre prêtre qui prête au scandale en lançant un livre à tapage ». D’ailleurs, le journaliste a enquêté sur les faits : « J'ai interrogé non pas des détenus, mais des libérés. Ils m'ont ri au nez. Il ferait beau voir qu'on les battît ! » Quant au directeur de la Grande-Roquette, mis en cause par Moreau, Grison l’exonère de toute responsabilité en lui laissant la parole : « Je défie qu'ou puisse prouver que j'aie jamais battu personne ». D’ailleurs, « la Roquette dépôt des condamnés n'est point une prison d'opéra-comique. »

En conclusion, Georges Grison, qui reprend totalement les dires de M. Beauquesne, directeur de la prison, assure que « l'abbé Moreau commettait tranquillement les irrégularités dont il accuse les autres ! » Il se réjouit que « la publication du Monde des Prisons ne retarde un peu les grandeurs qu'il ambitionne », rapportant qu’il aurait eu pour objectif l'épiscopat. Il accuse même ce dernier d’avoir volé les notes de l’abbé Crozes, qu’il a utilisé pour rédiger les Souvenirs de la Roquette. Mais le même journal publiera plus tard la copie de la lettre de l’abbé Crozes confiant ses notes à son successeur.

À suivre

Paul Ginisty (phot. Wikipédia)

 

 

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1 juin 2018 5 01 /06 /juin /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

L’article d’Albert Wolff paru dans Le Figaro le 30 janvier 1887, posait clairement des questions qui vont nourrir le débat public autour du Monde des prisons de l'abbé Moreau/ Si ses opinions sur la politique pénitentiaire sont critiquables, ses révélations sur le traitement des détenus sont crédibles et exigent une enquête officielle.

Le lendemain, c’est le quotidien populaire Le Matin qui insère, toujours en Une, un très long papier (non signé) et un entretien avec l’abbé Moreau. Qualifiant le livre d’étrange, il assure que « jamais volume ne visa moins au scandale et que jamais écrivain ne chercha davantage à éviter la réclame malsaine ». Il voit un « traité de pathologie spéciale dont les formules arides et les descriptions seraient enrobées dans des anecdotes typiques. »

Pour Le Matin, l'auteur est « un prêtre assez indépendant et assez hardi pour rompre en visière avec les traditions et oser mettre son nom sur un travail qui touche aux côtés les plus honteux et les plus immoraux de la société. L'abbé Georges Moreau est encore jeune, bien que ses cheveux soient tout blancs. Grand, droit, l'air très crâne, l'œil franc, regardant bien en face, il a l'allure décidée de l'homme qui ne sait pas reculer ».

L’interview permet au vicaire général honoraire de Langres de préciser ses intentions : « Je l'ai écrit [le Monde des prisons] parce que seul je pouvais faire connaître l'intérieur des prisons, ce qui s'y passe et ce qui s'y dit. (…) Personne n'ajouterait foi aux mémoires d'un prisonnier ; le personnel administratif se garderait bien de signaler des abus dont il est en grande partie responsable (…) C'était un devoir pour moi de le faire connaître et de signaler avant tout ce fait, que les réformes pénitentiaires sont enrayées par ceux-là même qui ont mission de les assurer. »

Revenant sur les réactions qu’il a provoquées, G. Moreau poursuit : « Je suis déjà en butte, aux critiques les plus violentes. On m'accuse de faire mon évangile des livres de Goncourt et de Zola, mais peu m'importe. En somme, c'est un peu vrai. Bien résolu à peindre des morceaux sombres, j'ai étudié, dans les auteurs qui ont osé aborder ce genre, leurs procédés et leurs manières, et j'estime que je ne pouvais pas me servir du style de Mme Deshoulières pour parler des bandits qui sont internés à la Grande Roquette. » Antoinette Deshoulières (v. 1634-1694) est l’auteur de poésies comme l’Idylle des Moutons ou Les Amours de Grisette.

La thèse que défend Moreau est qu’il y a trois catégories de criminels : les voleurs par profession, les voleurs par accident qui récidivent et les voleurs par accident qui ne récidivent pas. Il écarte « les brutes et les passionnels », qui selon lui « ne constituent pas un danger plus grand qu'un chien enragé. »

Il évalue le nombre des voleurs par profession en France à 300 000, sur une population inférieure alors à 40 millions d’habitants. Il postule que la prison, supposée les empêcher d'agir, « est un endroit infernal ». Elle serait un encouragement à la récidive : « Avec la promiscuité des prisonniers, c'est l'école de tous les vices, des débauches les plus crapuleuses. L'homme en sort plus pourri, moralement, qu'il n'y est entré et, grâce à la mauvaise nourriture qu'on lui donne, à l'hygiène déplorable qu'il y trouve, il quitte l'établissement anémié, veule, sans forces, incapable physiquement de gagner sa vie et parlant obligé de recommencer à voler. »

Poursuivant sa présentation, l’abbé oppose la sévérité du régime pénitentiaire aux adoucissements et aux faveurs « réservées aux bandits les plus incorrigibles » qui disposent d’argent ou de complices. Il explique que « grâce à la promiscuité dans la prison, la société n'est nullement protégée par l'internement du voleur. Si celui-ci a préparé un coup qui pouvait manquer par le fait de sa mise en prison, il en vend l'exécution avec tous les détails pour le faire à un camarade qui va finir son temps, et à son tour, au moment de sa sortie, il achète d'un nouvel arrivant le plan d'une expédition fructueuse. »

En venant au rôle des directeurs de prisons, Moreau parle d’un « arbitraire sans limite ». Il accuse certains d’entre eux de susciter des révoltes pour faire remarquer leur poigne.

Moreau ne voir qu’un remède, radical par rapport à l’organisation des prisons à cette époque, le système cellulaire : « Avec la cellule, la pourriture de prison ne peut se propager. Les voleurs de profession susceptibles d'un retour au bien ne s'amenderont que dans l'isolement. Les autres deviendront fous ou mourront. Faudrait-il les pleurer ? »

Continuant sa catégorisation, il passe aux voleurs par accident. « Une fois en prison, la pourriture les prend, les gangrène, et, quand ils sont sortis, l'accident est devenu habitude. » Quant à ceux  qui ne récidivent pas, l'abbé Moreau assure qu’il y en a bien peu : « j’en ai bien connu… deux. »

À suivre

 

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30 mai 2018 3 30 /05 /mai /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

Après avoir démissionné de l’aumônerie de la prison parisienne de la Grande-Roquette, l’abbé Moreau est nommé vicaire général de l’évêché et chanoine titulaire de la cathédrale de Langres (Haute-Marne). Une fonction qu’il ne va occuper que fort peu de temps de manière effective, puisque qu’il démissionne début mars, tout en étant nommé alors vicaire général honoraire de Langres, titre qu’il portera ensuite pendant le reste de sa carrière.

Ce sont les suites des activités éditoriales de Georges Moreau qui sont à l’origine du renoncement à sa nouvelle fonction. En février 1885, il publie une lettre ouverte à plusieurs journaux, reprise dans le Journal des villes et des campagnes ou Le Pays, dans laquelle il affirme sa totale fidélité avec la doctrine de l'Église catholique assurant, au sujet de ses propres écrits : « d’avance, je condamne tout ce que le Saint-Siège n’approuverait pas. » De manière rétroactive, il assure « Il y a des pages que je voudrais n’avoir jamais écrites. C’est pourquoi de moi-même j’ai retiré de chez mon éditeur les exemplaires qui restaient. Je n’ai qu’un désir : vivre et mourir non seulement dans une entière communion de croyances avec mes vénérés confrères, mais encore dans une pratique absolue de la réserve sacerdotale, et dans un respect aussi filial qu’inaltérable envers mes supérieurs. »

Toujours sollicité lors des débats parlementaires au Sénat sur la question de la suppression de la publicité des exécutions capitales en mai 1885, l'abbé Moreau va se lancer dans la rédaction d’un essai qu’il intitule Le Monde des prisons et qui est daté de 1887, mais déjà annoncé dans la presse à partir de février 1886.

Au travers des cas qu’il raconte, l’abbé Moreau essaie de faire vivre la prison, pointant du doigt son inhumanité. La Troisième République venait, en 1885, d’ouvrir les bagnes de Cayenne (Guyane) et de Nouvelle-Calédonie, Georges Moreau mettait en cause le sentiment de protection de la société, fondement de cette loi sécuritaire. Mais il avouait préférer encore la « guillotine sèche » du bagne à la « guillotine sanglante. »

Plus encore que les Souvenirs, ce nouvel ouvrage va avoir un impact dans l’opinion publique, suscitant des dizaines d’articles et une polémique virulente.

Dans un long article en Une du quotidien Le Figaro, le critique d’art Albert Wolff ouvre le bal, le 30 janvier 1887, en décrivant Georges Moreau comme « un abbé parisien quoiqu'il soit chanoine honoraire de Langres ; il est dans le train, comme on dit, c'est-à-dire en plein mouvement ». Il le crédite de qualités littéraires : « Ce prêtre est doublé d'un chroniqueur et il n'ignore aucune ficelle du métier. (…) [Il] connaît bien son public; il sait que pour lui faire avaler ses idées philosophiques il lui faut les cacher dans du pain à chanter, comme une mauvaise drogue dont le lecteur n'est pas friand. »

Le même Albert Wolff résume ensuite ce qu’il considère comme les idées philosophiques de M. l'abbé Moreau : « Il est au fond contre la peine de mort ; dans tous les cas, il trouve indigne de notre civilisation les honteuses exécutions sur la place publique. De plus, M. l'abbé est d'avis que la promiscuité de la prison répand le vice et rend impossible tout retour vers une vie honorable, car les anciens camarades de détention sont là pour l'empêcher. Ils s'accrochent à la vie de l'homme qui voudrait rentrer dans le sentier de la vertu ; ils le font chanter et, quoi qu'il fasse, il lui faudra bien devenir un récidiviste. L'abbé Moreau est donc pour le régime cellulaire et non pour la vie en commun dans les prisons. Je crois qu'il a raison. »

Mais ce que retient d’abord le journaliste du Figaro, ce sont les révélations sur la façon dont sont administrées les prisons. Pour lui, on entre dans l'invraisemblable et il ajoute « si tout autre qu'un ancien aumônier de la Grande-Roquette nous racontait ces choses, nous ne voudrions pas y ajouter foi un seul instant ». Il ajoute un commentaire personnel : « Un dimanche, j'ai vu à Mazas [autre prison parisienne] la distribution des rations de viande, ou plutôt d'une graisse jaunâtre dont mon chien ne voudrait pas ». Mais Wolff refuse de s’en indigner car, selon lui, « l'honnête homme est souvent plus misérable que le criminel. »

Wolff insiste sur ce qu’il considère comme le plus grave, la question des gardiens. L'abbé Moreau les dénonce comme trafiquant avec les détenus et se faisant en quelque sorte leurs complices pour de l'argent. Le détenu a donc en la personne de son gardien « un valet de chambre attentif à ses désirs, obéissant à ses ordres ». Le chroniqueur y voit une preuve de « l'incurie administrative, la crainte de faire un scandale ; le gardien-chef ferme les yeux, le directeur de la prison laisse aller les choses, la préfecture les ignore et le train-train ordinaire continue. »

En conclusion Albert Wolff considère que « l'abbé Moreau a rempli un devoir en divulguant toutes ces infamies, et il est de notre devoir à nous, journalistes de toutes les opinions, de les faire connaître au grand public qui nous lit ». Il assure ne pas partager « toutes les illusions de l'ancien aumônier de la Grande-Roquette », mais  s’interroge « que dire d'une société se disant civilisée et dans laquelle peuvent se commettre impunément des atrocités dans le genre de celles que relate l'abbé Moreau? » Et il appelle la Préfecture de police a le devoir d'intervenir dans le débat.

À suivre

 

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28 mai 2018 1 28 /05 /mai /2018 01:01

Suite de la biographie de Georges Moreau

C’est par arrêté préfectoral du 17 juin 1882 que l'abbé Moreau quitte sa fonction de curé de Joinville-le-Pont et devient aumônier de l'hôpital militaire Beaujon, à Paris : il bénéficie d’un en traitement de 2 000 francs en tant que fonctionnaire.

Moins d’un an et demi plus tard, il devient, le 12 octobre 1883, aumônier de la prison de la Grande-Roquette, dans le quartier du Père-Lachaise toujours à Paris, sur la proposition de l'archevêque de Paris. Il prend la suite de l’abbé Abraham Crozes (1806-1888) qui officia 43 années comme aumônier de prison et, pendant 22 ans, accompagna à l’échafaud 51 condamnés à mort, avec une réputation d’humaniste. Emprisonné pendant la Commune de Paris, il fut libéré par un capitaine communard, baptisé Révol. L’abbé Crozes fut l’un des fondateurs des Sociétés ouvrières de Saint François Xavier. On évalua à cinquante mille le nombre des petits et grands criminels à qui il prodigua l'assistance de son ministère.

L'abbé Moreau fait ses débuts devant la guillotine lors de l'exécution de Campi, un criminel qui mourut sans avoir voulu dévoiler sa véritable identité et fut donc enterré sous ce surnom. Accompagnant un autre condamné, Gamahut il remarquera que « tous les criminels sont spiritualistes. »

Georges Moreau publia, à partir de sa propre histoire et surtout des documents que lui confia l’abbé Crozes, des Souvenirs de la petite et de la grande Roquette en juillet 1884. Il inclut un dictionnaire d’argot, une des premières sources sur le parler populaire du peuple parisien. On y retrouve des lettres, des poèmes et textes de guillotinés, par exemple de La Pommerais, les confidences de Troppmann ou le compte-rendu des derniers instants d’un prêtre exécuté, Verger.

La publication répondait à la pensée constante de l’abbé Crozes, qui voulait susciter de la commisération sur les déchus et de plaider en quelque sorte les circonstances atténuantes devant la postérité, après avoir sauvé bien des têtes et avoir obtenu la commutation des peines pour un grand nombre.

L’écho de ces Souvenirs fut rapide et large. Mais l’opinion de la presse fut loin d’être unanime. Le quotidien catholique conservateur L'Univers proteste « contre l'oubli total des sentiments de convenance que suppose une publicité semblable donnée » aux documents inclus dans le livre. Il considère une page d’un journal de détenu « comme étant un outrage à la plus vulgaire décence. »

Le Figaro s’offusque que l'abbé Moreau ait obtenu du président de la République a grâce de criminels mais tient le livre pour « le plus curieux qui ait été écrit depuis longtemps ». Le quotidien de droite estime qu’en publiant l'histoire de la guillotine en deux volumes « Il a perdu deux excellentes occasions de se taire. »

Le journal littéraire et conservateur Le Gaulois assure que le seul nom de La Roquette éveille « un effroyable spectacle de crimes et d'assassinats commis en pleine civilisation, qui peut cependant; approfondi par le philosophe, servir d'utile enseignement. »

La Nouvelle revue, publication républicaine, remarque que les deux tomes de l’ouvrage « révèlent plus d'une erreur et d'une lacune dans l'administration de la justice criminelle en France et signalent plus d'une réforme indispensable. Il faut lire notamment les curieuses lettres d'un déporté à la Nouvelle-Calédonie; elles fournissent sur notre colonie pénitentiaire de précieux renseignements, que l'on chercherait en vain dans les rapports officiels, et qui font comprendre les dangers de la transportation à outrance. On se convaincra, en les lisant, que la Nouvelle-Calédonie est peut-être un excellent pénitencier, mais qu'elle ne deviendra jamais une véritable colonie. »

Pour le Journal des débats comme pour plusieurs de ses confrères, ce sont les prétentions littéraires de Georges Moreau qui choquent : « Si indulgent que l’on soit pour les petits écarts de la, vanité humaine, on doit regretter, que l’aumônier de la Roquette ait appelé tous les assassins illustres à rehausser l’éclat de sa propre apothéose. »

La Revue du Midi regrette que l'abbé Moreau parle avec une certaine légèreté des institutions d'autrefois : « Autant j'excuse les amateurs de vieilles porcelaines, autant je m’insurge quand ceux auxquels un peuple confie ses destinées gaspillent leur temps à recoudre de vieilles lois. »

Ce sont probablement les critiques contenues dans le livre qui vont susciter l’hostilité d’une partie du personnel. Accusé d’avoir transmis des lettres de prisonniers à des personnes du dehors, ce qui est défendu par les règlements, il est conduit à la démission après avoir été menacé de révocation et quitte ses fonctions le 1er janvier 1885.

Peu de jours avant, l'abbé Moreau assiste à une séance publique du Sénat pour discuter la proposition de d'Agénor Bardoux (arrière-grand-père du président Valéry Giscard d'Estaing) sur la non-publicité des exécutions capitales, étape pour lui avant l’abrogation de la peine de mort, où les arguments de son livre sont reprises.

Plusieurs conférences sur la peine de mort, tenues par le pasteur Hirsch en 1885, prennent précisément le livre de l'abbé Moreau comme point de départ. Dans les années 1960, la revue jésuite Études citera encore l’abbé Moreau : « Donner la mort à un homme, c'est le supprimer, ce n'est pas le punir ».

À suivre

 

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