Séverine, pseudonyme de Caroline Rémy (1855-1929), fut une femme libre, la première à diriger un quotidien, le Cri du Peuple. Amie de l’écrivain communard Jules Vallès, féministe ; fondatrice de la Ligue des droits de l’Homme, pacifiste, suffragette, communiste… On la retrouve dans bien des combats, souvent d’ailleurs là où on ne l’attend pas.
C’était le cas ce 4 août 1892. Elle était à Rome, de son propre chef, et elle va, au culot, interroger le pape Léon XIII sur l’antisémitisme et les Juifs. Et c’est au quotidien conservateur Le Figaro qu’elle propose son article !
Les paroles du chef de l’Église catholique ont la condescendance d’une institution sûre de son pouvoir, mais la netteté du refus d’un racisme que bien des chrétiens de l’époque encouragent. La fraîcheur de la journaliste libertaire fait plaisir à lire, même si son hostilité aux riches est quelque peu ambigüe.
Je reproduis ici cet ancien article du Figaro parce qu’il témoigne d’une époque où on avait à cœur « d’écouter entre les paroles ». Et aussi parce que j’aime bien cette Séverine, qui faisait ce qui lui plaisait, « pour l'amour de l'art ! »

Le Figaro 1892/08/04.
Le pape et interview de Léon XIII.
Séverine est en ce moment à Rome où elle est allée, pour le Figaro, demander à S. S. Léon XIII ce qu'il fallait penser de la question antisémitique. Cette idée, qui nous a séduit par son originalité, et pour le développement de laquelle nous avons laissé, bien entendu, toute liberté à son auteur, nous a valu la très curieuse page que voici sur le Souverain Pontife et le Vatican, avec des déclarations papales du plus haut intérêt.
Par dépêche, Rome, 3 août 1892.
Alors que l'Antisémitisme fait état d'orthodoxie, tend à se présenter, sinon comme une inspiration de l'Église, du moins comme son émanation, il m'a semblé d'un puissant intérêt d'aller voir, à ce propos, le chef, suprême de l'Église, celui qui lie et délie, le pilote incontesté des consciences catholiques.
Je n'ai pas été demander au Saint- Père de se prononcer - la situation politique du Pape l'éloigne, et cela se conçoit, de tout débat où son veto n'est pas immédiatement nécessaire, de toute intervention susceptible de soulever des discussions, des polémiques, d'émouvoir l'irritabilité de telle ou telle puissance, de tel ou tel parti, en dehors des questions strictement techniques, traitant des points de dogme ou des intérêts de la foi.
En un mot, je ne me suis pas attachée à connaître ce que Léon XIII désapprouve... seulement, ce qu'il n'approuve pas !
Voici, au premier abord, une casuistique qui m'est peu familière ; ma netteté s'accommodant mal, d'habitude, de si subtiles distinctions - mais cela se gagne, en Cour de Rome !
Tout ici procède par demi-teintes, par gradations de nuances à peine indiquées, et dépassant rarement le médium sur l'échelle ascendante, vers l'accentuation. De même qu'au Vatican, dans la pénombre des salles, chacun marche sourd, chacun parle étouffé, de même, aussi, chacun y pense tout bas. Les pas s'y raccourcissent et l'initiative y replie ses ailes, volontairement, s'astreignant à évoluer dans le cadre étroit du domaine ecclésiastique.
De là, l'éclat retentissant, l'extraordinaire envolée, lors de chaque exception à cette règle, de chaque rupture de cette réserve, de chaque acte décisif - il est fait d'élans refoulés, d'essors contenus.
Il faut donc lire entre les lignes, écouter entre les paroles...
J'aurais honte, je considérerais comme indigne et déloyal de prêter au Saint-Père un seul mot qui ne soit rigoureusement exact, ni même d'amplifier ce qu'il lui a plu de me répondre. Or, si, pas une fois, il n'a dit : « Je blâme », dix fois en une heure, il a dit : « Je n'approuve pas. »
Je laisse aux catholiques le soin de tirer de cette attitude telle conclusion qui leur plaira.
Pour ma part, en dehors, en dépit de mes opinions - peut-être justement à cause d'elles - j'ai le respect de toute chose grande, même si elle va à rencontre du mien idéal, ou si elle en diffère par quelque point; Et je préférerais perdre les meilleurs arguments du monde qu'ajouter une affliction à celles de ce roi sans trône, de ce vieillard si touchant et si auguste, ignorant de l'anathème, ne levant la dextre que pour bénir, pour absoudre, pour épandre l'indulgence divine sur toutes les créatures - quelle que soit leur race, quelle que soit leur religion !
Ici, une brève parenthèse, oiseuse, semblera-t-il à ceux qui me connaissent, mais que je tiens quand même à faire, prévoyant, sans trop de perspicacité, de quelle nature sera la riposte antisémite et, d'après la calomnie d'hier, la calomnie de demain.
Quoique, d'après certains sectaires, j'appartienne à la « presse vile » ; quoique je sois - cela est bien connu ! - « stipendiée » par la rue Laffitte, j'aurai le cynisme de déclarer que j'ai entrepris ceci de mon seul mouvement. Je n'ai pas écrit cet article « sur commande », je l'ai proposé de moi-même, parce que j'ai parfois des idées que personne ne m'inspire et que je mets à exécution parce que cela me plaît pour l'amour de l'art !
Je me suis offert ce luxe inouï de faire œuvre de miséricorde envers les juifs, sans me faire payer – la précision du terme ne m'effraie pas – par les israélites.... mon socialisme ne s'attardant point aux questions de croyance ou d'origine, ne reconnaissant d'autre ennemi que l'Accapareur, youtre ou goym ! Il est le voleur des pauvres... cela me suffit.
Et TOUS les pauvres sont miens : lamentables Hébreux errant dans le steppe, traversant l'Europe à pied, tirant, comme des bêtes de somme, sur le licol des charrettes où sont entassés leurs malades, leurs vieillards, leurs enfants, quelques nippes échappées au désastre ; et s'abattant, exténués, dans la cour du grand-rabbin, à Paris, fourbus de fatigue, chancelants d'inanition - misérables spoliés par les financiers catholiques de là-bas, comme sont spoliés, ici, par leurs coreligionnaires richissimes, les paysans et les travailleurs de la chrétienté !
Que vient-on parler de guerre de races, de guerre de religion?...
- J’ai faim!... dit le pauvre.
Et un écho brisé, distendu, hautain cependant, répond, du Vatican :
- Tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce appartiennent, en commun et indistinctement, à tout le genre humain! (Encyclique du 15 mai 1891, ch. III.)
Je suis arrivée ici sans recommandation, sans appui; je n'ai d'autre alliée que ma volonté tenace et une lettre d'un camarade pour un haut dignitaire du Saint-Siège.
Mais je crois à ce magnétisme qui s'exerce à travers la distance et le temps, qui abrège l'une, supprime l'autre; à l'influence de ce vouloir ardent dont s'imprègne l'atmosphère entre le but et l'effort; qui rapproche l'un de l'autre, fatalement, sans qu'on ait rien à faire qu'hypnotiser son rêve...
Et me voici assise dans l'une des salles du Vatican, perdue dans la pièce immense, toute semblable, avec ma robe noire, mon voile noir, l'absence du plus humble bijou, et mes mains dégantées, à toutes les dévotes qui viennent seulement satisfaire leur pieuse curiosité.
Leur cœur, certes, ne bat pas plus fort que le mien - et Dieu sait, pourtant, ce que celui-ci demeurerait calme si les hasards du métier me menaient dans le palais de n'importe quel monarque. Je sais ce que valent les sceptres et ce que pèsent les couronnes, sous le poing lourd de la foule ou le doigt léger du destin !
Mais le Pape !... Tous les souvenirs de ma pieuse petite enfance se lèvent comme un vol de moineaux dans les herbes d'un cimetière. Hier, n'ai-je pas dit à l'ecclésiastique qui m'expliquait le cérémonial du triple salut (un à la porte; un au milieu de la salle, un devant le fauteuil du Saint-Père) : « Gomme au mois de Marie, alors? » me rappelant le temps où j'étais de garde dans la chapelle, chargée du renouvellement des fleurs et fomentant des révoltes - déjà ! - entre deux Ave.
Il m'a regardée, surpris gaiement, puis avec une inclinaison de tête indulgente : « Oui; comme au mois de Marie! »
C'est ma grande peur de commettre quelque impair ; non que j'y apporte ombre d'amour-propre, ne me taxant aucunement d'être ferrée sur l'étiquette, mais parce que toute négligence pourrait passer - de ma part - pour une affectation blessante et de goût odieux. Aussi, je me répète à moi-même les formules, comme les répons du catéchisme avant la récitation... autrefois!
Que c'est immense, ce Vatican, pour arriver à atteindre la partie restreinte où le Pape vit confiné ! Que c'est haut, surtout! Il faut gravir le perron d'entrée, longer la galerie monumentale où devisent les gardes suisses, vêtus encore comme les reîtres de Jules II; monter l'escalier de marbre - trois étages qui en valent bien six - franchir le Gortile San-Damaso; regrimper trois autres étages, également de valeur double; et traverser des salles en si grand nombre que la tête vous tourne et qu'on finit par ne plus distinguer rien !
J'ai entrevu seulement, au passage, sur une merveilleuse tapisserie, le Christ accueillant la pécheresse blottie à ses pieds, y cherchant refuge contre la cruauté humaine...
Tout à coup, dans cette solitude et ce silence, un coup de canon, discordant comme une fausse note. Il apprend aux Romains qu'il est midi. Et voici que lui répondent, trottinant les unes après les autres comme des vieilles femmes courant à la messe, toutes les pendules de l'antique palais. Il en est de vives et de lentes, d'alertes et de fatiguées ; des petites au timbre aigu, des grosses à voix de contralto. C'est un carillon familier et d'une grâce ingénue.
Un glissement de semelles sur le pavé de marbre luisant comme s'il était mouillé ; un murmure de syllabes à peine distinctes, en cet idiome déjà si mélodieux; une soutane qui s'incline et attend, puis marche devant, se prosterne au seuil d'une pièce voisine, s'efface, semble disparaître dans le mur...
C'est mon tour d'audience.
J'entre, m'incline trois fois ; une main prend la mienne, me relève doucement :
« - Asseyez-vous, ma fille, et soyez la bienvenue...»
Très pâle, très droit, très mince, à peine accessible au regard, tant il reste peu de matière terrestre en cette gaine de drap blanc, le Saint-Père siège, au fond de la pièce, dans un vaste fauteuil adossé à une console que surmonte un Christ douloureux.
La lumière, venant de face, tombe d'aplomb sur cet admirable visage de prélat latin, en fait ressortir les méplats, les finesses de modelé, la structure « primitive », au sens pictural du mot, vivifiée, animée, galvanisée pour ainsi dire par une âme si juvénile, si vibrante, si combative pour le bien, si compréhensive des misères morales, si pitoyable aux détresses physiques, que le regard étonne, semble une aube miraculeuse surmontant un déclin de jour..
L'incomparable portrait de Chartran peut seul donner idée de cette acuité de vision. Mais encore est-il d'un éclat un peu bien somptueux, et toute la pourpre qui flamboie derrière la soutane neigeuse met-elle aux joues un reflet, aux prunelles une étincelle qui s'adoucissent dans la réalité.
Pour rendre mon impression, je dirai que j'ai trouvé le Pape « plus blanc » ; d'un rayonnement plus intime et plus émouvant ; moins souverain, davantage apôtre - presque aïeul !
Une bonté attendrie, timide, semblerait-il, est tapie dans la moue des lèvres, se dénonce seulement dans le sourire. Et, en même temps, le nez long, solide, révèle la volonté, une volonté inflexible - qui sait attendre !
Léon XIII ressemble aux modèles du Pérugin et à tous ces portraits de donateurs qu'on voit dans les tableaux de sainteté, sur les vitraux des antiques cathédrales, agenouillés, de profil, en leurs habits de laine, les doigts allongés et humblement rejoints, parmi les apothéoses, les Nativités, le triomphe des saints et la gloire de Dieu.
Il me paraît aussi incarner les armes de sa maison, le blason des Pecci, avec sa taille aussi svelte, aussi altière que le pin qui se silhouette en i sur le ciel bleu, et, entre ses paupières, cette clarté d'étoile matutinale et précurseuse d'aurore qui tremble à la cime du grand arbre héraldique!
Mais ce qui, presque autant que le visage, attire et retient l'attention, ce sont les mains; des mains longues, fines, diaphanes, d'une pureté de dessin incomparable; des mains qui semblent, avec leurs ongles d'agate, des ex-voto d'un ivoire très précieux, sortis pour quelque fête de leur écrin.
La voix est comme lointaine, exilée par l'usage de la prière, plus accoutumée à monter vers le ciel qu'à descendre vers nous. Et, pourtant, dans la causerie, elle revient, avec, de-ci, de-là, un ressouvenir d'intonation majeure qui en coupe la mélopée grégorienne.
Puis un rien, une habitude du terroir donne aux propos tenus une saveur particulière, les épices de nationalité. Alors que le pontife s'exprime très correctement, très élégamment en français, à toute minute l'exclamation italienne par excellence : « Ecco ! » (Voilà !) Revient, fait claquer ses deux syllabes, comme un léger coup de fouet qui active ou dé- tourne la conversation.
Et les mots, dociles, prennent le galop, bifurquent, mènent où il plaît au Saint-Père d'aller.
Je le suis respectueusement, notant au passage, de mémoire, les réponses qu'il veut bien me faire, les provoquant d'une brève interrogation lorsque je le puis; remarquant combien sa- pensée, d'essence toujours évangélique, revêt volontiers le peplum latin, se traduit en périodes cadencées, harmonieuses, révélant le délicat et docte lettré.
Comme j'ai parlé de Jésus pardonnant à ses bourreaux, alléguant leur ignorance pour excuse à leur férocité; comme j'ai demandé si, avant toute chose, il n'était pas du devoir chrétien d'imiter son exemple :
« - Le Christ, dit Léon XIII, a versé son sang pour tous les hommes, sans exception ; et même de préférence pour ceux qui, ne croyant pas en lui, s'obstinant dans cette méconnaissance, avaient le plus besoin d'être rachetés. Envers ceux-là, il a laissé une mission à son Église : les ramener à la vérité... »
- Par la persuasion ou la persécution, Saint-Père ?
« - Par la persuasion! répond avec vivacité le Pontife. La tâche de l'Église est, n'est que douceur et fraternité. C'est l'erreur qu'elle doit atteindre, s'efforcer d'abattre; mais toute violence envers les personnes est contraire à la volonté de Dieu, à ses enseignements, au caractère dont je suis revêtu au pouvoir dont je dispose. »
- Alors, la guerre de religion?
« - Ces deux mots-la ne vont pas ensemble! »
Et la main qui porte l'anneau épiscopal a fait un geste impératif.
- Reste, Saint-Père, la guerre de races...
« - Quelles races? Toutes sont issues d'Adam, que créa Dieu. Que les individus, suivant les latitudes, aient un teint différent, un aspect dissemblable, qu'importe cela, puisque leurs âmes sont de même essence, pétries du même rayon ? Si nous envoyons des missionnaires chez les infidèles, chez les hérétiques, chez les sauvages, c'est parce que tous les humains, tous, vous entendez bien, sont des créatures de Dieu ! Il y a celles qui ont le bonheur d'avoir la foi et celles auxquelles nous avons le devoir de la donner, voilà tout ! Elles sont égales devant le Seigneur, puisque leur existence est l'œuvre de sa commune volonté. »
Puis le Pontife ajoute :
« - Même quand le Ghetto existait à Rome, nos prêtres le sillonnaient en tous sens, causant avec les israélites, s'appliquant à connaître leurs besoins, soignant leurs malades, s'efforçant de leur inspirer assez confiance pour parvenir à discuter les textes, à les convertir, enfin 1 »
- Et quand la populace voulait massacrer les juifs ?
« - Les juifs se mettaient sous la protection du Pape... et le Pape étendait sur eux sa protection ! »
***
« Seulement, reprend le Saint-Père, si l'Église est une mère indulgente, aux bras toujours ouverts, pour ceux qui lui arrivent comme pour ceux qui lui reviennent, il ne s'ensuit pas que les impies qui se refusent à elle doivent être ses préférés. Elle est sans colère contre eux, ils sont sa douleur, sa plaie, mais elle garde ses prédilections pour les fidèles qui la consolent, qui lui sont des fils pieux et fervents. Enfin, si l'Église a mission de défendre les faibles, elle a mission aussi de se défendre elle-même contre toute tentative d'oppression. Et voici qu'après tant d'autres fléaux, le règne de l'argent est venu... »
Le successeur de saint Pierre raidit plus encore son torse droit et, le regard soudainement dur :
« - On veut vaincre l'Église et dominer le peuple par l'argent ! Ni l'Église ni le peuple ne se laisseront faire! »
- Alors, Saint-Père, les grands Juifs ? Sous le voile des paupières, la lueur a disparu. Et, décolorée soudain, la voix répond :
« - Je suis avec les petits, les humbles, les dépossédés, ceux que Notre-Seigneur aima...»
Je comprends que c'en est fini sur ce sujet, et n'insiste pas. D'ailleurs, maintenant, Léon XIII parle de la France, de la tendresse profonde qu'il lui porte, de son désir de la voir prospère sous quel- que gouvernement qu'elle ait choisi.
Et brusquement, sans préparation, avec une malice apparue soudain aux angles de sa bouche, aux coins de ses yeux :
« - Et chez vous, que pense-t-on du Pape? Est-on content de lui?»
- Saint-Père...
C'est que je ne sais quoi répondre, en vérité. Il voit mon embarras, et avec bonhomie frottant ses longues mains pâles :
« - Allez, allez ! N'ayez pas peur I »
Je rassemble mon courage i
- Saint-Père, voulez-vous me permettre d'employer envers vous un terme très hardi?
« Allez, allez ! »
- Eh bien ! si les monarchistes en veulent au Pape, les républicains de gouvernement l'exècrent... il est la concurrence !
Un tout petit rire, tout voilé, tout discret, accueille le mot.
« - Et les socialistes? »
- Pour les socialistes de gouvernement, les états-majors, encore la concurrence !
« - Et le peuple ? »
- Le peuple? Jamais je ne me permets de parler en son nom. Il est plutôt indécis, je crois, vaguement méfiant... il a tant été trompé ! Mais tout de même, ça l'étonne, un Pape qui s'occupe de lui... et qui soumet les cardinaux 1
Les longues mains pâles accentuent leur geste satisfait. Et, souriant :
« - Je ne veux pourtant pas être roi de France ! {sic). »
Maintenant, sans que j'ose l'interrompre, la grêle voix, seule, troue le silence:
« - Quand donc comprendront-ils, tous, que l'Église ne veut pas, n'a pas à faire de politique, qu'elle entend y demeurer étrangère, s'en tenir résolument écartée? Mon Maître a dit : Mon » royaume n'est pas de ce monde. Donc, le mien non plus ! J'aspire à la domination des âmes, parce que je veux leur salut, parce que je souhaite le règne de la fraternité entre les hommes, l'oubli des discordes, l'avènement de la sainte paix, de la sainte pitié ! Mais rien que cela, cela seulement ! »
Le haut vieillard est presque debout, et ses yeux, plus lumineux encore, s'ourlent d'une brume.
Il s'est tu. Alors, très vite, presque bas, contente que j'ai été d'entendre bien parler de la France, dans cette ville toute pleine officiellement d'autres tendances :
- Saint-Père, vous savez, cet abbé Jacot, ce renégat, cet Alsacien-Lorrain qui prêche aux nôtres de là-bas l'oubli de la mère-patrie, il se vante d'être l'interprète de vos commandements? Est-ce vrai ? Approuvez-vous son acte ?
« -Je le déplore... répond gravement le pontife. J'aime la France. C'est vers elle que mes yeux se tournent toujours quand ma voix s'élève du fond de ces chambres où j'erre depuis quinze ans... sans jamais sortir ! »
Sans jamais sortir! A-t-il répété mélancoliquement, ce captif sans paille ni cachot, prisonnier de sa seule dignité, mais plus entravé par ces invisibles liens que par les lourdes chaînes de fer.
Je m'incline pour prendre congé ; la longue main pâle se pose doucement sur mon front :
« - Allez, ma fille, et que Dieu vous garde !... »
Séverine.
Séverine (Louis Welden Hawkins)
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